Mercredi 27 septembre dernier se tenait, au sein de l’auditorium du journal Le Monde à Paris, la 16ème Journée du refus de l’échec scolaire (JRES), dédiée cette année à la thématique : « Tous égaux devant la lecture ? » Sous le parrainage de Marie Desplechin , ce dense et riche temps d’échange a permis d’aborder cette question sous tous les angles, et de croiser analyses et perceptions, en présence d’un très grand nombre d’acteurs particulièrement engagés dans le domaine.
Animée, comme c’est désormais la tradition, par le rédacteur en chef du Monde Campus Emmanuel Davidenkoff, cet après-midi d’échanges fournis se tenait une semaine après son pendant québécois , et s’est concentré sur « la lecture, sa puissance transformatrice, émancipatrice » - un an après « 2022, année de la Lecture, grande cause nationale ».
Une "super-marraine" en ouverture
C’est par ce terme qu’Eunice Mangado-Lunetta, Directrice des programmes de l’Afev, a introduit l’autrice Marie Desplechin, après avoir elle-même rappelé que la lecture « était la mère des batailles : entrée dans l’écrit, capacité à être autonome… et donc aussi une question de pouvoir. » Comme l’orientation (abordée lors d’une précédente JRES), la lecture est en effet « à la fois un sujet sociétal, de politique publique, et quelque chose de très individuel, personnel – presque intime. » Selon elle, « toutes les inégalités sociales se cristallisent dans les usages de la lecture », mais « à l’inverse, la lecture est en mesure de changer vraiment la donne, de faire dévier une trajectoire (…) Elle est un levier de transformation sociétale important. » Et si Daniel Pennac posait comme « premier droit du lecteur celui de ne pas lire, encore faut-il pouvoir s’arroger ce droit. »
Une transition toute trouvée pour passer le micro à Marie Desplechin, dont les « quelques mots » étaient particulièrement inspirés. A l’entendre en effet, « lire n’est pas une compétence technique (…), c’est un élan, un désir, une initiation et une transmission » - et, par ailleurs, à l’échelle de nos sociétés, « une arme lente et létale contre l’oppression. » Si certains peuvent bénéficier « dans leur entourage de grands, de la famille » pour leur « révéler cette magie qui voit se convertir une multitude de petits signes gris en flux de sens », c’est l’école qui peut remplir ce rôle pour les autres. Et là encore, « non par la magie opérationnelle de l’école, mais par le passage chamanique d’une maîtresse ou d’une maître partageant sa lecture, et à travers elle le désir d’accéder, soi aussi, à ce pouvoir incroyable : faire jaillir le sens à volonté. »
Ainsi, à l’en croire, « la lecture passe par des gens, pas par des outils ; par des gens qui vous investissent de leur désir de vous voir lire », et témoignent ainsi d’une « sorte d’amour pour vous, et pour ce que vous allez devenir. » C’est d’ailleurs, dans la mesure où « chaque enfant mérite qu’on vienne le chercher par la main », ce que font, « littéralement, les jeunes de l’Afev, en faisant entrer le livre dans l’ordre de la famille, et en renouant les liens de la transmission. Ils sont à juste distance de l’ordre scolaire, restaurent l’attachement et font naître le désir. » Une bonne manière de lutter contre le fait que « les enfants des classes favorisées, culturellement ou financièrement, s’en sortent bien alors que les autres patinent, s’épuisent et abandonnent. » Cette introduction a été ponctuée par un texte de Isaac Bashevis Singer sur le rapport des enfants au livre, lu par Yasmina, volontaire de l’Afev et étudiante à Paris.
Inégalités sociales de lecture : comprendre pour agir
Expliquant à tour de rôle ce qui les avait amenés à l’écriture, et à l’écriture pour la jeunesse, trois auteurs constituaient la première partie de cette première table-ronde. Ainsi, Marie Desplechin a expliqué qu’elle y était parvenue « par opportunisme » (sa sœur traduisant à l’époque des livres pour la jeunesse pour les Editions Gallimard) ; Anaïs Sautier , par ailleurs ancienne salariée de l’Afev à Marseille, « par hasard, suite à un atelier d’écriture, à côté duquel trônait une étagère remplie de bouquins jeunesse » ; Insa Sané , enfin, « sans faire exprès, parce que Thibault Bérard, [son] actuel éditeur chez Sarbacane , lançait une collection sans disposer d’auteurs, mais avec l’intuition qu’il pourrait, dans les studios d’enregistrement, trouver un rappeur ayant un manuscrit sous le coude. » Des itinéraires variés, donc, qui témoignent de la diversité des chemins d’accès aussi bien à l’écriture… qu’à la lecture elle-même !
Après ce tour de table, Romain Poncet, Directeur d’étude chez Trajectoires-Reflex, est venu présenter les résultats de l’enquête Afev/Unaf, réalisée cette année par son cabinet auprès de 532 élèves, du CM1 à la troisième, scolarisés dans des établissements classés REP et REP+, et 105 jeunes Apprentis Solidaires de 18 à 25 ans, sur la thématique de la lecture. Parmi ces résultats, mis en lien avec ceux de l’enquête CNL « Les jeunes et la lecture » de 2022 , quelques points-forts : « 75% des jeunes de quartiers populaires aiment lire, sur un temps restreint (parce que ce n’est pas parce qu’on aime lire qu’on passe du temps à lire) ; les profils qui lisent le moins sont les plus âgés, les garçons… Et le rapport à l’école complexifie aussi cette équation, puisqu’à fur et à mesure qu’elles s’accumulent, les difficultés scolaires éloignent de la lecture. D’où l’importance, aujourd’hui, de donner ou de redonner le goût de lire. » Par ailleurs, un tiers des interrogés lisent avant de se coucher, et si 11% des plus jeunes disent ne jamais lire, cette proportion grimpe à un tiers chez les jeunes ne suivant ni études, ni emploi, ni formation…
Pour la dernière séquence, la romancière et critique littéraire Sophie Van der Linden et la Présidente du Centre national du Livre (CNL) Régine Hatchondo sont venues rejoindre les trois auteurs présents, pour dans un premier temps commenter ces résultats. Selon la première, le décalage entre eux et ceux, appliqués à la population totale, de l’enquête du CNL « doivent alerter. » Il est notamment urgent, selon elle, « de construire une troisième voie entre la lecture-plaisir et la lecture pour apprendre : celle du sens profond de la littérature, de ce à quoi elle sert. » Des propos repris à son compte par Régine Hatchondo, qui a insisté sur « ce qu’apporte la lecture : être au monde ; enrichir son vocabulaire, pour pouvoir exprimer clairement sa pensée ; se défendre quand on est agressé ou que l’on se sent en rupture, comme à l’adolescence… » Pour elle, « la lecture doit être conçue aussi comme un espace de liberté, quand les enfants se sentent souvent contraints de lire. »
Il a également été question, notamment par la voix d’Insa Sané, d’une autre problématique : la difficulté de certains jeunes à s’identifier aux personnages qu’on leur présente. Il a par ailleurs été question, au fil des interventions suivantes et des échanges avec la salle, d’une défiance l’égard de l’aspect déclaratif de l’enquête, mais aussi de temps passé devant les écrans (par les enfants, mais aussi leurs parents), de l’existence parfois d’un sentiment de répulsion à l’égard des livres, et a contrario de l’existence de nombreux dispositifs incitatifs (dont Partir en livre, les Nuits de la lecture, le Quart d’heure de lecture, le Pass Culture, etc.) et associations (Lecture jeunesse) comme de types (ou formes) de littérature (et de livres) appréciés par les jeunes – à l’instar du manga. Par ailleurs, Anaïs Sautier l’a martelé à maintes reprises : « Pour la lecture, il faut des livres, il faut des gens, il faut de l’argent. »
Les pratiques familiales de lecture
Reprenant certains des résultats de l’enquête, Emmanuel Davidenkoff a introduit cette deuxième table-ronde en insistant sur l’importance du rôle des parents dans l’ouverture des enfants à la lecture. Pour en discuter, il était entouré de Carlo Barone, sociologue spécialiste des politiques éducatives, Sylvie Vassalo, Directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse, Eunice Mangado-Lunetta et Marie Desplechin. Le premier a parlé de son travail de « recherche-action » portant sur la lecture familiale en milieu populaire, dans les XVIIIème, XIXème et XXème arrondissements de Paris. Son constat principal : « Cette pratique de la lecture partagée, en famille, est très marquée socialement, ce qui suscite des inégalités fortes qui ont des conséquences puissantes sur le développement des enfants et sur leur réussite scolaire. » Il y a en effet « beaucoup d’apprentissages qui jouent avant les apprentissages formels, avant même l’entrée à l’école primaire. Ils ne sont pas liés seulement à des compétences, mais à des aptitudes, des motivations, à un goût de la lecture qui s’installe (ou non) à long terme. »
Sylvie Vassalo, quant à elle, est revenue longuement sur « un dispositif spécifique, pour les parents : Des livres à soi, que nous avons créé en 2015 et que l’on développe depuis 2018 à l’échelle nationale grâce au Ministère de la Culture - désormais dans 207 quartiers politique de la ville, mais aussi en grande ruralité. » En effet, fort du constat que « le livre se transmet dans le cadre familial », le SLPJ est venu « attraper cette question particulière, pour proposer un dispositif d’apprentissage de la lecture familiale pour les parents – allant jusqu’à la constitution de bibliothèques familiales. » Cette démarche s’appuie sur trois ressorts puissants, qui assurent le succès et la pérennité du dispositif : la narration par l’image, la « corporalité de la lecture » et « l’installation de sa langue – la langue familiale – dans la lecture. »
A son tour, Eunice Mangado-Lunetta a présenté les dispositifs Ambassadeurs du Livre et Accompagnement vers la lecture de l’Afev. Le premier fait intervenir « dans le milieu scolaire des jeunes en Service civique », tandis que le second « présente la particularité d’être une action individuelle, qui se déroule au domicile familial. » Avec, des résultats visibles : « En début d’année, lors de la première séance, quand on demande à l’enfant de choisir un livre, il est tétanisé. En fin d’année, après x séances, il sait très bien chercher et trouver ce qui l’intéresse. » Pour ce faire, « il y a eu besoin de temps, et d’investissement humain. » Et ce qui importe, selon elle, c’est « qu’après le passage de l’étudiant ou du jeune, la famille, elle, reste. Donc si elle n’est pas investie, s’il n’y a pas d’engagement parental, ce qu’aura apporté l’étudiant pendant une ou deux année(s) aura moins d’impact. » Heureusement, l’Afev a pu le constater : « Unanimement, les parents ont une ambition éducative folle pour leurs enfants. Ils ont tous envie de bien faire. »
Dans les échanges qui ont suivi, il a notamment été question de la différence, chez les parents, entre résignation et auto-censure ; de « la nécessité de communiquer, avec eux, sur les bienfaits de la lecture » ; du choix du vocabulaire, et du jeu littéraire sur la langue ; ou encore de la notion de « conscience chronologique » et de linéarité chez les enfants – et, plus généralement, de la différence entre ce que l’on pense aller de soi et ce qui va effectivement de soi (ou non) chez les jeunes lecteurs. Une intervention de Cécile Jéhanno, Directrice générale de l’association Coup de Pouce, a également permis de braquer les projecteurs sur le travail spécifique de cette structure pour « embarquer les parents, les conforter dans leur rôle et aller chercher les acteurs de terrain et les enseignants. »
Quelles alliances pour la lecture ?
« Comment parler aux enseignants, comment faire en sorte que ce rapport à la lecture, à la littérature, se tisse dans les meilleures conditions, et notamment pour les enfants de milieu populaire ? » C’est par cette question qu’Emmanuel Davidenkoff a interrogé en premier lieu Emmanuel Ethis, Recteur de la région académique Bretagne et vice-Président du Haut Conseil de l’Education artistique et culturelle. Qui lui a répondu qu’il « y a une multitude de réponses à cette question, autant que d’enseignants », avant de parler des bienfaits du « quart d’heure de lecture silencieuse que l’on a instauré en Bretagne, en en faisant un grand rituel régional qui débute à 13h51 tous les vendredis » - et crée notamment « une ritualisation de la lecture, une activité sociale. »
De son côté, Serge Boimare, psychopédagogue, ex-Directeur pédagogique du Centre Médico- psychologie Claude Bernard et ex-instituteur qui « a vu passer au fil des années beaucoup de Plans Lecture », est revenu sur la démarche innovante qu’il a mise sur pied, centrée sur le « nourrissage culturel des élèves » - notamment via une mallette pédagogique permettant de « commencer la journée de classe par un récit. » Confronté toute sa carrière à « des enfants qui détestaient la lecture, voire méprisaient les lecteurs », il a un jour « commencé à leur lire un livre de contes de Grimm », et constaté alors que « même les élèves qui étaient dehors ont commencé à revenir », tandis que « ces histoires aidaient ces enfants à enrichir leur monde intérieur. » Pour lui, « la lecture, c’est toujours croiser ce qu’on a devant les yeux avec ce que l’on a dans la tête. »
Sont ensuite entrées en scène, autour des intervenants présents dont Marie Desplechin, l’ancienne Ministre de la Culture et Directrice des affaires culturelles de la Ville de Paris Aurélie Filippetti et Isabelle Delaplace, Déléguée générale de la Fondation d’entreprise FDJ. La première est revenue sur la richesse du réseau des bibliothèques/médiathèques, « pour diffuser toujours davantage la lecture de livres, de textes, la musicalité de la langue », et sur le fait que c’est « en entendant d’autres lire des textes que l’on apprend progressivement à se les lire à soi-même intérieurement. » D’où l’importance des bibliothèques « comme lieux d’évasion, de rencontre et d’apprentissage, voire havres de paix, abris », vers lesquelles les gens peuvent aller, mais « qui doivent également aller vers eux. » D’où une pléthore d’initiatives (dont Bibliocité) et de nouvelles ouvertures à venir de bibliothèques « dans des quartiers de Paris comme le XIXème (James Baldwin) et le sud du XIIIème arrondissements (Virginia Woolf) » - proposant l’accueil d’enfants des crèches, des ateliers contes, ou intervenant dans les centres de PMI...
De son côté, Isabelle Delaplace a parlé du fait que la Fondation FDJ « se préoccupe de favoriser l’égalité des chances pour les publics défavorisés, ainsi que pour les personnes en situation de handicap », mais aussi des raisons pour lesquelles cette structure « soutient l’Afev, qui intervient dans ces quartiers, en particulier via son programme AVL. » En effet, selon elle, « pour faire bouger les lignes, il faut que nous formions des alliances : les parents, l’école, les auteurs, les collectivités, les associations… » Ces dernières étant à la fois financées « par le public, et par le privé. » Cette intervention a été suivie par celle de l’association Lire et faire lire.
Conclure… et poursuivre l’effort !
Pour conclure, Marie Desplechin a souligné à quel point il était très agréable de constater à quel point « cette activité si solitaire, si personnelle, si constructrice de l’individu » était susceptible de « susciter un tel fourmillement de liens de toutes sortes, de personnes décidées à intervenir, à en penser quelque chose ! » En outre, s’est-elle demandé de manière rhétorique : « Pourquoi sommes-nous tous dingues à l’idée qu’il faut que les autres, que les enfants lisent ? » Sans doute parce « le livre n’est pas un objet, mais un projet – celui d’une société où l’on partagerait tous ces liens, sur un mode égalitaire. Une utopie que l’on partage. »
De son côté, le Directeur général de l’Afev, Christophe Paris, a remercié toutes les parties prenantes de cette journée (dont les bénévoles et les enfants eux-mêmes), avant de rappeler combien « la question posée cet après-midi est essentielle », et combien il est indispensable « d’adopter une réponse pragmatique à ce sujet, en lien avec les territoires. » Ceci pour « apporter le livre dans toutes les écoles, dans tous les foyers, partout où il peut être utile », et développer l’empowerment, « réfléchir à la meilleure manière de donner le pouvoir aux parents, aux enfants, sur le livre et la lecture » - selon « un triptyque enfant / médiateur / territoire. » Pour ce faire, il s’agit peut-être « d’en finir avec la notion de lecture- plaisir, pour lui préférer celle d’une lecture pour soi, pour se construire soi-même. »
François Perrin
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