Villes, campagnes : cessons d’opposer "jeunes des bourgs" et "des tours"

La 18ème Journée du Refus de l’échec scolaire (JRES), organisée par l’Afev avec Trajectoires Reflex, l’UNAF et RURA, a réuni le 24 septembre dernier, dans l’amphithéâtre du Monde, chercheurs, élus, responsables associatifs et jeunes pour croiser les regards sur les inégalités éducatives – autour d’un thème inédit : « Jeunesses populaires rurales et urbaines : même combat face aux inégalités éducatives ? ». Témoignages, analyses et débats ont mis en lumière la nécessité d’actions coordonnées afin de garantir à chaque jeune un véritable espace de choix.

En ouverture de cette 18ᵉ Journée du Refus de l’échec scolaire animée comme chaque année par le journaliste Emmanuel Davidenkoff, Eunice Mangado-Lunetta, directrice des programmes de l’Afev, a rappelé le sens de cette édition consacrée aux dimensions territoriales des inégalités éducatives. Elle a souligné combien l’association, historiquement ancrée dans plus de 200 villes et 500 quartiers prioritaires, avait longtemps incarné son action dans les métropoles, avant de constater la montée d’un autre récit : celui d’une "France périphérique" marquée par les fractures sociales, économiques et géographiques. Plutôt que d’opposer "jeunes des tours" et "jeunes des bourgs" (selon l’expression consacrée), l’Afev a souhaité les mettre en regard, pour chercher leurs points communs sans nier leurs différences.

Le sociologue Benoît Coquard, un parrain qui relie deux jeunesses

Benoît Coquard, parrain de cette JRES, a suivi une trajectoire qui éclaire ses recherches. Né et ayant grandi dans un village de Haute-Marne - l’un des départements les moins dotés en cadres et professions intellectuelles supérieures -, il a grandi dans un milieu populaire où l’école n’allait pas de soi : ses parents avaient quitté le système éducatif à 14 ans et aucun modèle estudiantin n’existait autour de lui. Sa sœur aînée, qui a dû interrompre tôt ses études, l’a poussé à poursuivre malgré un parcours scolaire chaotique – échec au bac, orientation vers un lycée professionnel, inscription à l’université comme candidat libre. Pour financer ses études, il a enchaîné les emplois précaires, de facteur à vendeur sur les marchés, avant d’intégrer l’École normale supérieure puis de soutenir une thèse de sociologie. Cette ascension sociale, très originale, nourrit aujourd’hui sa réflexion sur les mécanismes de reproduction et les conditions aléatoires qui permettent parfois d’y échapper.

Devenu sociologue reconnu, auteur de Ceux qui restent (La Découverte, 2022), il ancre ses analyses dans l’expérience des jeunesses populaires rurales, dont il a partagé les codes, les contraintes et les espoirs. Ce regard est aussi traversé par sa fréquentation des milieux urbains populaires, rencontrés lors de ses études à Saint-Denis, qu’il compare souvent à ses amis de Haute-Marne. Il insiste sur la proximité entre les jeunesses des "tours" et des "bourgs", toutes deux confrontées à la domination scolaire, aux stigmates sociaux et au désir d’une vie meilleure que celle de leurs parents. C’est cette double sensibilité aux fractures sociales et territoriales qui fait de lui un témoin singulier, capable de restituer la complexité des inégalités éducatives sans opposer les jeunesses rurales et urbaines.

Le témoignage d’Yvon Atonga

Avant la première table-ronde, les résultats de l’enquête Trajectoires-Réflex ont été présentés par Karl Berthelot, chargé d’études. Ils ont montré que le milieu social pèse plus lourd que le lieu de vie dans les parcours scolaires et les projections d’avenir, tout en révélant un fort attachement au territoire, notamment chez les jeunes ruraux, et une inquiétude marquée face à l’orientation et aux contraintes financières. Puis Yvon Atonga, auteur de Petit frère : comprendre les destinées familiales (Seuil, 2024) a livré un témoignage particulièrement fort sur son parcours à Villiers-le-Bel, où il a grandi dans un F3 exigu, au sein d’une famille. Il partageait avec son frère Wilfried les mêmes amitiés, la même culture de rue et une loyauté sans faille envers le quartier, vécu comme une « deuxième famille ». 

Mais en 2016, Wilfried a perdu la vie dans un règlement de comptes, marquant cruellement la fragilité des destins. Yvon Atonga est revenu sur un moment de bascule : un soir, alors qu’il faisait ses devoirs, sa mère refusa de le laisser suivre ses amis. Ces derniers commirent un braquage et furent condamnés à huit ou dix ans de prison. « Si j’avais ouvert la porte, j’y serais allé », a-t-il confié, conscient que ce geste maternel lui a sauvé la vie. Un autre tournant fut son voyage au Congo, son pays d’origine, qui l’a confronté à la dureté de la vie locale et convaincu de tout miser sur l’école et l’éducation. Aujourd’hui, avec son association Ghetto Star No Limit, il accompagne des jeunes pour leur éviter les mêmes pièges, soulignant combien l’environnement, les bifurcations et les rencontres pèsent sur les trajectoires.

La puissance publique face aux inégalités éducatives

La première table-ronde s’est attachée à explorer la manière dont la puissance publique identifie et répond aux inégalités éducatives sur les territoires. Autour d’Emmanuel Davidenkoff, quatre intervenants ont confronté leurs analyses : Corinne de la Mettrie, directrice générale de l’ANCT, Rémi Rouault, professeur émérite à l’université de Caen, Driss Ettazaoui, adjoint au maire d’Évreux et vice-président de l’agglomération, et Fabrice Bossuyt, maire de Mesnil-sur-Estrée.

Corinne de la Mettrie a ouvert le débat en rappelant que « le milieu d’origine reste un déterminant social majeur » et que sa structure agit contre « les inégalités de destin territorial. » Elle a insisté sur l’importance des rencontres, tout en refusant qu’elles relèvent du hasard : « Notre sujet dans l’action publique, c’est que tout ne se joue pas sur un "coup de bol". » Évoquant sa propre expérience dans un lycée de ZEP, elle a souligné combien il était nécessaire de valoriser des modèles diversifiés de réussite, au-delà des parcours d’excellence : « Les modèles qui nous aident à nous construire, ce ne sont uniquement ceux qui font Sciences Po, HEC ou Normale Sup. » Elle a par ailleurs rappelé l’ampleur des inégalités en France : « On dit qu’il faut neuf générations pour sortir de la pauvreté en France, et douze générations pour les habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville. » Enfin, elle a noté que les jeunes de la ruralité et ceux des quartiers prioritaires « se croisent et se frottent au lycée », soulignant ainsi la proximité de leurs destins et l’importance de ne pas les opposer.

Rémi Rouault a quant à lui souligné que les inégalités éducatives « s’observent autant dans l’école qu’en dehors », rappelant le poids des conditions de logement, de mobilité ou d’accès à la culture. Driss Ettazaoui a, de son côté, mis en avant la responsabilité des élus locaux : « Nous ne pouvons pas nous contenter de décliner des dispositifs nationaux. La réalité des quartiers et des villages appelle des solutions co-construites avec les habitants. » Il a plaidé pour une politique éducative qui redonne confiance aux jeunes et qui s’appuie sur la participation citoyenne. Fabrice Bossuyt a enfin apporté un éclairage rural, décrivant la difficulté des petites communes à garantir l’égalité des chances : « Ici, ce ne sont pas seulement les moyens qui manquent, mais aussi l’accès aux services. Quand il n’y a pas de transports, pas de médecins, pas d’équipements, les difficultés scolaires s’enracinent encore plus vite. »

En croisant ces points de vue, la table-ronde a exprimé une conviction commune : seule une approche fine, attentive aux spécificités locales, permettra d’offrir à chaque jeune de véritables choix pour son avenir.

Partir pour s'en sortir ?

La deuxième table-ronde a exploré la question des parcours éducatifs et des stratégies d’orientation des jeunesses populaires, rurales et urbaines, sous l’angle de la mobilité. Pour Sandrine Martin, Directrice "enseignement supérieur" et "jeunesse" à l’Afev, il faut « penser une politique éducative » au niveau territorial en réunissant « Éducation nationale, collectivités, associations, enfants et parents. » Revenant sur la mobilité sociale, elle a cité La tyrannie du mérite de Michael Sandel, qui lui a « ouvert les yeux » sur la nécessité de changer de paradigme. Elle a insisté : « Pour être reconnu par les siens quand on fait ce type de parcours, il faut se demander : qu’est-ce qu’on apporte au bien commun ? »

La directrice générale de Rura Salomé Berlioux a, de son côté, insisté sur le « cumul d’obstacles » que rencontrent les jeunes des campagnes et des quartiers, obstacles qui « limitent leurs aspirations. » Elle a plaidé pour « travailler en écosystème » associant associations, pouvoirs publics, entreprises et médias. Les chiffres qu’elle a livrés sont éloquents : « Le budget moyen transport [des jeunes ruraux] c’est 528 € par mois » et « les jeunes ruraux passent en moyenne 2 h 37 par jour dans les transports. » Elle a ajouté que le « recul des services publics » accentue ces difficultés, d’où l’importance de faire travailler ensemble tous les acteurs « dès le plus jeune âge. »

De son côté, Achraf Manar, président del’association Destins liés, a rappelé la raison d’être de sa structure : « Les jeunes dont nous nous occupons étaient toujours présentés d’une façon victimaire, comme des bénéficiaires », alors « qu’ils sont toujours engagés d’une manière ou d’une autre. » Lui-même, partagé « entre [son] quartier populaire à Bordeaux et [son] territoire rural », a observé combien « les gens sont engagés dans la vie de la cité. » Mais il a dénoncé l’exclusion des jeunes populaires des instances de pouvoir : « Ils représentent moins de 4 % de présidents et présidentes d’associations de moins de 30 ans. »

Clément Reversé, maître de conférences au Centre Emile Durkheim, a prolongé la discussion par une analyse sociologique : les choix d’orientation sont toujours contraints par les ressources économiques, sociales et culturelles des familles. En filigrane, les échanges ont abouti à une conclusion commune : l’égalité des chances ne se joue pas seulement dans la réussite académique, mais dans la capacité de chaque jeune à disposer d’un véritable espace de choix, pour construire son avenir sans subir la contrainte du territoire.

Des jeunesses différentes… mais un même combat

En conclusion de la journée, Benoît Coquard a livré une analyse lucide. « Aujourd’hui, les consciences collectives ont été fracturée. Et plus il y a un sentiment de concurrence entre les gens, plus on a le sentiment d’avoir une solidarité à petit rayon, minimale. » Il a décrit une jeunesse populaire pour laquelle « quand on a un bon plan, quand on arrive soi-même à s’en sortir, on ne le crie pas sur tous les toits. » Face à ce repli, il a insisté sur la nécessité de « valoriser ceux qui vous ont permis de vous en sortir » et de « mettre en avant les solidarités qui restent pour essayer de les agrandir. » Selon lui, il faudra « renverser la table des valeurs » pour faire émerger « d’autres figures de réussite », en refondant « un vrai sentiment du nous, un vrai sentiment d’appartenance commune. » 

Christophe Paris, directeur général de l’Afev, a prolongé cette réflexion. Pour lui, « l’urgence, c’est aussi de refonder du commun », en donnant à tous les jeunes « les moyens d’une vraie autodétermination de leur parcours, et d’épanouissement. » Il a appelé à travailler ensemble en vue de « sortir un plaidoyer sur cette question-là pour l’élection présidentielle de 2027 », convaincu que la place des jeunes et la lutte contre les inégalités doivent devenir un sujet central du débat public.

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