Décrochage scolaire et ruralité : pour une approche associative repensée

Longtemps, la lutte contre le décrochage scolaire s’est concentrée sur les quartiers urbains, notamment les REP/REP+. Le rapport Azéma-Mathiot paru en 2019 marqué un tournant en mettant en lumière que le décrochage ne se limitait pas aux villes et que contrairement aux agglomérations urbaines, les zones rurales étaient les grandes oubliées de l’éducation prioritaire. Car si les élèves des territoires ruraux représentent 17% du total des jeunes qui décrochent chaque année, cette réalité masque, dans certains territoires, un décrochage supérieur à la moyenne nationale. 8 des 10 départements les plus touchés sont ruraux. Dans les 200 bourgs et petites villes les plus défavorisés, ce sont 30% des jeunes qui décrochent. Une évidence s’imposait : nous avions collectivement ignoré « l’éléphant au milieu du couloir » à savoir la ruralité et ses spécificités. La Fondation AlphaOmega, comme bien des acteurs de l’éducation s’est interrogée sur cet impensé et a souhaité mieux comprendre les obstacles qui se dressent sur le parcours scolaire et universitaire des jeunes ruraux en publiant une étude en 2023 en partenariat avec les Missions locales qui sont au plus près du terrain.

Isolement et proximité : des freins spécifiques

Notre étude Ruptures au pluriel menée avec Trajectoires Reflex en 2023 met en lumière trois déterminants majeurs :

- Isolement résidentiel. 34 % des jeunes interrogés vivent à la campagne, 14 % à plus de 5 km d’une ville. Un sur cinq sort rarement de son village. L’orientation scolaire ou professionnelle devient alors une affaire de proximité. « Il faut une réponse à côté de la maison », rappelle un acteur institutionnel. Beaucoup interrompent leurs études post-bac faute d’offre accessible.
- Mobilité restreinte. Les jeunes ruraux ne sont pas plus attachés à leur territoire que les urbains, mais seulement 56 % se sentent à l’aise avec les transports en commun, contre 63 % en ville. Au-delà des cars scolaires trop rares, partir représente aussi une rupture psychologique : quitter ses repères, ses liens familiaux.
- Ressources limitées. Les aides aux devoirs, les structures d’accompagnement, les formations diversifiées sont moins présentes. 45 % des jeunes de campagne ne connaissent pas la Mission Locale avant d’y entrer (contre 37 % en ville). Résultat : résignation et réorientations par défaut. « Je voulais faire plasturgie mais l’école est trop loin… je vais me rediriger vers le métier de soudeur », témoigne un jeune.

Repenser l’accompagnement associatif

Les solutions existent, mais demandent d’adapter nos pratiques :

- Financer concrètement logement et déplacements via PACEA ou CEJ
- Travailler la « mobilité psychologique » par étapes : visites, rencontres avec des professionnels ruraux ayant su franchir ce cap.
- Valoriser les parcours réussis pour ouvrir l’imaginaire des possibles.

Certains profils, repliés sur eux-mêmes, cumulent isolement, difficultés relationnelles et phobies liées aux transports. Pour eux, la maison reste le seul repère. L’accompagnement doit être plus progressif, plus rassurant.

Du modèle urbain à l’espace rural : changement de paradigme

Les associations éducatives ont bâti leurs modèles sur la densité urbaine : bénéficiaires regroupés, bénévoles disponibles, accès facilité. En ruralité, tout est dispersé. Les distances se mesurent en kilomètres de routes secondaires, les transports collectifs sont rares, les bénévoles et les jeunes moins nombreux. Appliquer tel quel le modèle urbain revient à multiplier les coûts pour un impact réduit.

Certaines structures, comme Énergie Jeunes, ont adapté leurs programmes notamment sur la question de l’autocensure en orientation des jeunes ruraux, mais se sont heurtées très vite à la question du maillage territorial qui nécessite des bénévoles très mobiles sur de grandes distances. 

D’autres structures, comme l’Afev, ont des programmes d’orientation qui conviennent aux jeunes ruraux et de QPV comme Démo’Campus ou de mentorat adapté aux contraintes géographiques. Démo’Campus vise à leur faire découvrir l’enseignement supérieur et les filières universitaires à l’occasion d’ateliers en établissements scolaires et d’immersion dans les universités régionales partenaires. Le mentorat étudiant, dispositif phare de l’association, connu pour son accompagnement en présentiel, a été adapté en distanciel avec l’ambition de permettre un accompagnement de qualité avec la "contrainte" de la dimension digitale. Les activités pratiquées habituellement en présentiel ont été adaptées. Les mentors s'appuient sur des ressources et activités en ligne typiques du mentorat : orientation, aide aux devoirs, culture, sport etc. Ce mentorat à distance ainsi transposé permet d'impacter positivement les jeunes ruraux et de QPV accompagnés.

Les Missions Locales, elles, sont devenues des acteurs clés car elles prennent en compte certains facteurs critiques comme le logement, la mobilité et l’adéquation entre la formation et les besoins du bassin d’emploi local dans leur accompagnement.

Une responsabilité collective

Laisser sur le bord de la route un cinquième des jeunes concernés serait un immense gâchis humain et social. Pour une fondation comme AlphaOmega, attachée à l’impact mesurable, le défi est de taille : comment concilier efficacité et équité territoriale ?

La réponse passe par une approche différenciée. Le modèle urbain ne peut être copié-collé en ruralité. Les associations doivent inventer de nouveaux formats, hybrider le présentiel et le distanciel, nouer des partenariats locaux solides, et surtout accepter que l’efficacité ne se mesure pas seulement au nombre, mais aussi à la capacité de briser l’isolement.

L’isolement rural n’est pas une fatalité. Mais elle exige que nous repensions en profondeur nos méthodes, en conjuguant logistique, accompagnement psychologique et maillage territorial. Si nous voulons vraiment résoudre le décrochage scolaire à l’échelle nationale, nous n’avons plus le choix : il faut intégrer pleinement les campagnes dans la lutte.

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