Les filles de la campagne

Comment grandit-on loin des grandes villes ? Quelles relations entretient-on avec sa famille, ses amis, son territoire ? À quel avenir aspire-t-on ? Pendant deux ans, la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy a sillonné la France rurale pour recueillir les récits de vie de ces « filles du coin » qu’on n’entend jamais... Une enquête passionnante.

par Béatrice Lorant pour l'Ecole des Parents

Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser aux filles de milieu rural populaire ?

Yaëlle Amsellem-Mainguy : Parce qu’on connaît mal la jeunesse rurale, malgré les travaux de Nicolas Renahy, puis de Benoît Coquard, et que les filles sont encore moins visibles que les garçons. Elles sont plus rares dans les clubs de sport, de chasse ou de pêche, font moins de politique, restent plus souvent à la maison, entre elles ou en famille. Je voulais comprendre comment les jeunes femmes de la tranche d’âge des 14-25 ans appartenant à cette classe sociale se construisaient en milieu rural par rapport à leur entourage, leurs aspirations personnelles et leur territoire.

Un même milieu mais quatre territoires différents. Pourquoi ?

Y. A.-M. : On dit que le tourisme fournit de nombreuses opportunités professionnelles aux jeunes locaux. Je voulais voir si le volume et la nature des emplois proposés dans les zones touristiques du massif de la Chartreuse (Isère) et de la presqu’île de Crozon (Finistère) offraient de meilleures conditions de vie que dans le pays de Gâtine (Deux-Sèvres), dont les filles disent que « les gens passent mais ne s’arrêtent pas », ou dans les Ardennes, où « de toute façon, personne sait où on habite »...

Finalement, les occasions de travailler sont-elles plus fréquentes dans les Alpes et en Bretagne ?

Y. A.-M. : Oui, mais les emplois sont peu qualifiés. Dans le secteur du tourisme proprement dit, les filles des classes populaires sont en concurrence avec celles de milieu plus aisé, qui étudient en ville et reviennent chez elles l’été, et avec les urbaines venues faire la saison. Ces dernières ont les codes de la ville, autrement dit les expressions et les manières attendues face aux touristes. Du coup, les premières se voient attribuer les emplois les moins valorisants. J’ai le souvenir de l’une d’elles, très contente d’avoir été embauchée au camping pour l’été et qui, finalement, s’était retrouvée à faire le ménage. Toutefois, ces mêmes jeunes femmes « bénéficient » en saison d’emplois induits, dans les hypermarchés qui étendent leurs plages horaires, par exemple. Ces jobs sont très précaires, mais ils ont le mérite d’exister, ce qui n’est pas le cas dans le pays de Gâtine et les Ardennes.

Être une « fille du coin » devient alors un atout pour décrocher le job en question ?

Y. A.-M. : Oui, mais c’est vrai partout à la campagne. Quand une famille est connue parce que le père est inscrit à diverses activités publiques – sport, engagement politique... – et la mère investie dans des associations culturelles, de jeunesse ou de sport, ce sera d’abord à sa fille qu’on pensera si un poste se libère. Être une « fille du coin » est étroitement lié à la notoriété locale de la famille, au point que la figure la plus fréquente en est celle qu’on appelle par son patronyme, « la petite Dupin », par exemple. À l’inverse, il y a dans le coin des filles auxquelles on ne pense pas parce que leurs parents, plus précaires que les autres, ne sont pas aussi impliqués dans l’espace public. Ce sont les « cas soce » des classes populaires, celles qui sont mises à l’écart et stigmatisées par les autres filles et les adultes, dont le rôle dans les processus de stigmatisation est extrêmement fort.

A fortiori en milieu rural, où tout le monde se connaît ?

Y. A.-M. : Cette connaissance relève un peu du mythe, mais disons que dans une cité HLM urbaine on sait que, derrière les portes fermées, tous les appartements se ressemblent. En milieu rural, les différences sont plus visibles. Certaines habitations sont très à l’écart, « à la campagne de la campagne », relève l’une des filles. Et l’état des maisons est régulièrement commenté par les adultes. On note si la pelouse a été tondue, la peinture refaite, si une vieille voiture ou une caravane traîne dans le jardin... Objets d’observations furtives, tous ces éléments participent au processus de classement et de déclassement des familles entre elles et rejaillissent sur les relations entre les jeunes. Les filles les plus précaires, celles qui ne peuvent pas recevoir leurs copines parce que leur intérieur est trop vétuste ou que leurs parents, sans emploi, ne quittent pas la maison, ne sont plus reçues en retour. Et, quand on refuse quelques invitations aux anniversaires parce qu’on ne peut pas offrir de cadeau, on n’est plus invité. Les processus d’exclusion et de stigmatisation se construisent dès l’enfance, et pour longtemps. L’arrivée au lycée, souvent en internat, ou l’entrée dans la vie active permet souvent de s’en dégager.

Pourquoi ne sont-elles pas plus nombreuses à aller étudier ou travailler en ville ?

Y. A.-M. : Parce que s’éloigner coûte cher. En nourriture, logement, déplacements, mais aussi sur le plan affectif. Ces jeunes femmes sont des piliers de l’organisation familiale, d’autant que les mères ont souvent des horaires de travail fractionnés, qui ne leur permettent pas de rentrer chez elles à midi – les caissières par exemple –, ou étirés, quand elles cumulent les postes à temps partiel, incompatibles avec les charges domestiques. Quand cette compétence de gestion des tâches et des gens vient à manquer, toute l’organisation familiale est déséquilibrée. Dans un tel contexte, ces jeunes femmes ont tendance à rester. Et puis, partir pour étudier sans être sûre de trouver un métier ensuite relève du luxe quand les emplois disponibles localement ne sont pas très qualifiés.

Ces emplois sont rares, peu qualifiés mais aussi très genrés, constatez-vous.

Y. A.-M. : Oui. L’offre est plus large et plus variée pour les garçons, orientés vers les formations « masculines » les plus recherchées localement : le bâtiment, l’usine, la conduite d’engins, le jardinage... Les filles se tournent davantage vers les métiers du « care » – le soin des personnes âgées, la petite enfance – ou la vente. Des postes existent dans ces secteurs, mais il y a moins d’Ephad et de crèches que d’usines ou d’entreprises du BTP et la concurrence est rude parmi les aides-soignantes et les puéricultrices diplômées. La majorité des emplois à pourvoir sont donc moins qualifiés et nombre de ces jeunes femmes se voient contraintes d’enchaîner les jobs précaires, les CDD courts ou les missions d’intérim. Ces emplois ne leur permettent pas d’accéder aux prêts pour acheter une voiture, ni de louer un logement... Et cette précarité s’étend souvent sur des années, bien au-delà de l’entrée dans le monde professionnel. Mais comme ces filles ont une grande capacité d’adaptation, elles « font avec », comme elles disent.

Les filles sont-elles aussi mobiles que les garçons ?

Y. A.-M. : Pas du tout. Dès l’adolescence, les garçons ont un scooter. C’est moins fréquent pour les filles et, quand elles en ont un, il est moins puissant. Ensuite, elles passent leur permis de conduire plus tard et celles que j’ai rencontrées sont moins nombreuses que les garçons à hériter de la voiture des parents ou des grands-parents quand le véhicule est remplacé. Les familles s’inquiètent aussi davantage pour les filles. Elles craignent les mauvaises rencontres sur la route, le problème mécanique en rase campagne, « les fous qui conduisent comme des dingues », argument courant, et motivé par le grand nombre d’accidents dans les campagnes.

Vous citez aussi un exemple en apparence anecdotique, mais qui traduit bien les rapports de genre inégalitaires : celui des fêtes de village !

Y. A.-M. : En effet. Filles et garçons s’investissent énormément dans l’organisation de ces fêtes. Mais régulièrement, lors des discours d’introduction des élus locaux, les garçons sont remerciés pour avoir monté les barnums, porté les tables et les chaises, tandis que les filles et les femmes qui préparent les repas depuis trois jours sont passées sous silence. En clair, elles donnent un coup de main, tan- dis que les hommes travaillent.

De quoi ces filles « qui restent » souffrent-elles le plus ?

Y. A.-M. : Du manque de moyens pour vivre correctement sur leur territoire, et notamment de l’absence de services publics. Pour elles, ces services regroupent le gynéco, la Mission locale, La Poste, une antenne où refaire sa carte d’identité. Ils leur apparaissent aussi nécessaires que la boulangerie et le supermarché.

Se sentent-elles parfois piégées ?

Y. A.-M. : Celles que j’ai rencontrées n’ont pas envie de partir loin, en tout cas. Quand elles parlent de leur vie, elles évoquent la sérénité que procure le fait de ne pas être entassé dans une grande ville, de résider sur un territoire dont elles connaissent les habitants. Pas davantage que les garçons interrogés par Benoît Coquard elles ne rêvent de vivre dans une métropole, et encore moins à Paris, vu comme un lieu hyperpolarisé, avec les ultra-bourgeoisn d’un côté et les racailles de l’autre. Dans l’idéal, elles aimeraient habiter au centre- bourg local, où l’on peut faire quelques courses sans prendre la voiture et vers où convergent les transports en commun.

Elles disent pourtant que la campagne est un monde de vieux. Qu’ont-elles donc en commun avec la jeunesse urbaine ?

Y. A.-M. : La culture numérique. Elles sont connectées aux mêmes réseaux sociaux via leur téléphone portable, regardent les mêmes séries, les mêmes tutos sur YouTube... Contrairement aux femmes plus âgées, qui se sont séparées de leurs  amies à mesure qu’elles s’éloignaient de leur village pour intégrer le collège d’abord, puis le lycée ou un organisme de formation, et enfin le milieu professionnel, et qui ont adopté les relations de leur mari, les jeunes femmes rurales d’aujourd’hui cumulent les cercles d’appartenance. Elles ont plusieurs groupes WhatsApp et ne racontent pas la même chose à leurs copines d’enfance, de collège et de lycée, qui ne se connaissent d’ailleurs pas forcément. Les histoires du village, par exemple, sont réservées aux copines de primaire.

Adoptent-elles plus tôt que les jeunes urbaines un mode de vie traditionnel ?

Y. A.-M. : Oui, mais sans devenir mères au foyer. Elles grandissent selon un schéma de couple bi-actif et avec la conviction qu’elles doivent être autonomes économiquement. Comme elles entrent plus tôt dans la vie active que les jeunes urbaines ou celles de catégorie sociale supérieure, elles peuvent démarrer un peu plus tôt une histoire familiale. Un des constats importants de cette enquête est que leurs mères ont réussi à leur transmettre, dans un contexte économique plutôt défavorable, voire très difficile, qu’il est important pour elles de travailler. Même celles qui ont grandi avec des parents au chômage en sont persuadées. 

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