Lecture au Faubourg : rencontre avec Philippe Steiner

Jeudi 6 février au matin se tenait la première séquence pour 2025 de l’initiative Lecture au Faubourg, coorganisée par l’Afev et le cabinet Temps Commun (pour la sixième promotion de Social Demain). Après des personnalités comme Jérôme Fourquet, Laetitia Vitaud, Claire Thoury, Jérémie Peltier, Marc Weitzmann ou Thierry Pech, elle était cette fois consacrée au sociologue Philippe Steiner, autour du livre La société du matching (Presses de Sciences Po, 2024), coécrit avec Melchior Simioni.

 

Le concept de matching, omniprésent dans notre quotidien, structure aujourd’hui des domaines aussi divers que l’accès à l’emploi, l’enseignement supérieur, la santé ou encore les rencontres amoureuses. Cette réalité, analysée par Philippe Steiner et Melchior Simioni dans La Société du Matching, a été au centre d’une discussion passionnante animée par Denis Maillard, au sein du programme Lecture au Faubourg rassemblant des salariés de l’Afev et les membres de la sixième promotion du dispositif Social Demain.

Le matching : une logique entre le marché et la régulation publique

Denis Maillard, co-fondateur de Temps Commun, a ouvert la discussion en rappelant que le matching s’impose aujourd’hui comme une troisième voie entre le marché et la régulation publique. Loin d’une simple organisation aléatoire, il répond à un besoin d’appariement entre offre et demande, qu’il s’agisse d’une place à l’université, d’un organe pour une greffe, d’un emploi ou encore d’un partenaire amoureux.

Philippe Steiner a d’ailleurs précisé que son intérêt pour le matching remontait à ses recherches sur la transplantation d’organes, dans la mesure où la répartition des greffons repose sur des systèmes d’appariement sophistiqués, loin du modèle classique du marché. Il a mis en avant le fait que ces systèmes doivent jongler entre des critères médicaux, la compatibilité et l’urgence, et illustré comment ces mêmes logiques peuvent être appliquées à d'autres domaines - comme Parcoursup ou les plateformes de recrutement. 

Selon lui, l'efficacité de ces systèmes repose sur la possibilité de concilier l'autonomie des individus et des critères régulateurs assurant équilibre et transparence. Il a également insisté sur la manière dont ces systèmes influencent directement les trajectoires de vie, créant des opportunités… mais aussi des contraintes.

Les enjeux du matching dans l’organisation sociale

L’un des points développés dans l’ouvrage est que le matching ne se limite pas à un simple alignement technique entre des offres et des demandes. Il modifie en profondeur la manière dont les individus interagissent avec les institutions et avec les autres. Le caractère singulariste de notre société, où chacun cherche à exprimer son individualité, est renforcé par ces systèmes.

Par exemple, dans le domaine de l’enseignement supérieur, les plateformes d’admission utilisent des algorithmes pour apparier les étudiants avec les formations disponibles en fonction de multiples critères : résultats académiques, préférences individuelles, contraintes géographiques et places disponibles. L’objectif est de maximiser la satisfaction globale tout en assurant une répartition efficace des ressources. Cependant, cette approche peut aussi renforcer certaines inégalités, notamment si les critères de matching reproduisent des biais existants.

Dans le monde du travail, le matching est devenu une norme pour le recrutement. De nombreuses entreprises ont recours à des plateformes qui filtrent automatiquement les candidatures selon des paramètres prédéfinis. Cette méthode permet d’accélérer les processus de recrutement, mais soulève également des questions éthiques et pratiques : à quel point ces algorithmes sont-ils capables d’évaluer les qualités humaines et les compétences non techniques des candidats ?

Le défi de la transparence et de l’équité

Si les systèmes de matching sont conçus pour optimiser la distribution des ressources et des opportunités, ils doivent être soumis à des principes éthiques rigoureux. L’ouvrage de Steiner et Simioni met en garde contre le risque de déséquilibres systémiques : l’opacité des algorithmes et leur potentiel biais peuvent compromettre la justice sociale.

Le cas des plateformes de rencontres illustre bien ces enjeux. Certaines utilisent des algorithmes basés sur des critères de similarité et d’attractivité supposée, conduisant à des phénomènes de renforcement de l’entre-soi et d’exclusion de certains profils. De même, les plateformes d’emploi peuvent, involontairement, reproduire des discriminations en s’appuyant sur des données historiques biaisées.

Une piste d’amélioration réside dans la transparence des systèmes. Philippe Steiner a insisté sur le fait que les critères de matching doivent être explicites et adaptables, pour éviter des formes d’exclusion invisibles. Dans le domaine universitaire, certains modèles d’appariement ont été ajustés afin de mieux tenir compte des parcours atypiques ou des différences de contexte scolaire.

L’avenir du matching et ses implications sociétales  

Avec l’essor de l’intelligence artificielle, le matching s’appuie de plus en plus sur des modèles prédictifs capables d’analyser des volumes massifs de données. Cette évolution ouvre la voie à des appariements toujours plus fins et personnalisés. Toutefois, l’intégration d’algorithmes complexes pose de nouveaux défis.

Certains chercheurs alertent sur le fait que les modèles d’intelligence artificielle sont parfois des boîtes noires dont le fonctionnement interne reste incompréhensible, même pour leurs créateurs. Ce manque de lisibilité pose des problèmes de responsabilité et de contrôle : comment garantir qu’un algorithme de matching prend des décisions justes et objectives ?

Une autre question essentielle est celle du rôle de l’humain dans ces systèmes. Si les plateformes de matching sont conçues pour rationaliser les processus de mise en relation, elles doivent impérativement préserver une part d’interaction humaine. Il ne s’agit pas seulement d’optimiser l’appariement, mais aussi de laisser place à des ajustements contextuels et subjectifs qui échappent aux logiques algorithmiques.

Lors de la discussion qui a suivi, plusieurs questions ont été posées à Philippe Steiner. Une intervention marquante concernait l'impact du matching sur la reproduction des inégalités sociales. Une membre de la promotion Social Demain a ainsi partagé son expérience avec Parcoursup, où la sectorisation géographique l’a cantonnée à des choix restreints. Philippe Steiner a alors expliqué que ce type de critère, bien qu’ayant une visée régulative, pouvait involontairement pérenniser des inégalités. Il a souligné que l’amélioration du matching passe par une meilleure adaptation des critères aux réalités sociales et une transparence accrue dans la manière dont ces critères sont définis.

Améliorer le matching à l'Afev : vers un modèle hybride

Une partie de la discussion a porté sur le fonctionnement du matching dans le mentorat à l'Afev. Pierre Graglia et Benjamin Genouvrier, respectivement développeur territorial et responsable du digital au sein de l’association, ont expliqué que le système actuel repose sur des critères artisanaux : disponibilité des mentors, préférences thématiques et localisation. Toutefois, une réflexion est en cours pour introduire un algorithme facilitant la mise en binôme sans remplacer l'intervention humaine.

Philippe Steiner a réagi en suggérant plusieurs pistes d'amélioration. Il a notamment proposé que l'Afev utilise un algorithme de prématching, qui suggérerait les meilleures correspondances tout en laissant les coordinateurs effectuer un ajustement final. Il a également mis en avant la possibilité d'intégrer des critères qualitatifs issus de retours d'expérience des mentorés et mentors afin d'affiner la pertinence des appariements. 

Enfin, il a souligné l'importance de la formation des intervenants à l'utilisation de ces outils, afin qu'ils puissent réaliser une mise en relation plus adaptée aux besoins individuels. Il a aussi avancé l'idée d'un suivi régulier des binômes pour affiner encore davantage les critères de matching en fonction des résultats observés. Il a également suggéré que des retours réguliers soient collectés et analysés, afin d'adapter en continu le fonctionnement du matching.

Conclusion : vers une régulation du matching ?

Alors que la société du matching s’installe durablement, la question de sa régulation devient essentielle. Les systèmes d’appariement, bien que visant à être transparents et équitables, doivent être surveillés pour éviter toute dérive. Comme l’a souligné un autre membre de Social Demain, la question de l’utilitarisme, sous-jacent au matching, soulève un débat sur la meilleure façon d’optimiser le bonheur collectif tout en préservant les libertés individuelles.

La discussion s’est achevée sur une réflexion ouverte : jusqu’où faut-il aller dans l’algorithmisation de nos choix ? En effet, si le matching offre des solutions efficaces à de nombreux problèmes de coordination sociale, il doit être constamment interrogé pour éviter une automatisation aveugle des parcours individuels.

 

Partager cet article