Afev/Temps Commun : (visio-)conférence avec le journaliste et écrivain Marc Weitzmann (1/2)

Un temps pour haïr, couverture

Avant le confinement, l'Afev s'était associée à la société de conseil Temps Commun, cofondée par Denis Maillard et Philippe Campinchi, pour participer à une série de rencontres en présentiel avec des chercheurs et intellectuels, sous le nom de Lecture au faubourg et sur le thème des "fractures françaises". Vu les circonstances, ces rencontres "physiques" se sont reconverties en visioconférences, avec un très grand succès - comme le 21 avril avec le politologue Jérôme Fourquet, le 26 mai avec le journaliste Jean-Marie Gadard. Troisième temps de ce partenariat, le mardi 29 septembre, autour d'un échange des équipes de l'Afev et de la promotion Social Demain, think-tank de jeunes décideurs d'avenir, avec le journaliste et écrivain Marc Weitzmann, auteur du livre Un temps pour haïr (Grasset, 2018). Une rencontre organisée pendant la séquence du procès des attentats de janvier 2015 (que Marc Weitzmann est accrédité pour couvrir), quelques jours après une nouvelle attaque rue Nicolas-Appert, autour d'un livre qui accorde une large place à ces événements comme à ceux qui les ont suivis.

« Une enquête littéraire. » C'est ainsi que le modérateur des débats, Denis Maillard qualifie Un temps pour haïr. « Une enquête très large, très foisonnante, passionnante, sur d'abord la montée de l'antisémitisme en France, puis de manière plus large sur les attentats de 2015, le rapport de l'Europe avec le monde musulman », et le climat général "à couteaux tirés" dans lequel nous nous inscrivons désormais, en France comme en Occident. En ce matin du 29 septembre, ils étaient nombreux, derrière leur écran, pour écouter l'auteur puis échanger avec lui.

Genèse d'un livre, entre enquête, recherche et littérature

Pour Marc Weitzmann, ce livre est né « essentiellement par hasard » : « En 2014, on sentait que quelque chose était en train de monter, dans le pays, en particulier autour de l'antisémitisme, mais c'était encore plutôt une impression qu'un constat, car cela restait très diffus. » Manifestation Jour de colère en janvier 2014, organisée par le Printemps français, rassemblant des groupes d'extrême-droite « issus de la lutte contre le mariage pour tous, et au cours de laquelle pour la première fois, des militants dieudonnesques et soraliens ont crié : "Juif, la France n'est pas à toi" » ; puis succession « d'incidents antisémites dans les cités », avec en même temps « une véritable épidémie de "quenelles" un peu partout. » Une semaine avant l'attaque de Charlie Hebdo, ainsi, le Ministère de l'Intérieur comptait « 800 incidents antisémites dans le pays, soit plus de deux par jour. » Si tous ne sont « pas d'une gravité totale », on relève aussi des « incidents bizarres », déstabilisants, ou des « passages à tabac et des gifles » perpétrés sur des Juifs par de parfaits inconnus, en pleine rue.

Marc Weitzmann, lui, souhaitait documenter cette montée de l'antisémitisme, mais à sa manière. Considérant qu'il ne trouverait « jamais un média français qui [le] laisserait le faire comme [il avait] envie de le faire », il s'est adressé en mai 2014 au site juif new-yorkais Tablet magazine, qui lui "commande" alors « cinq reportages sur le sujet, de 20 000 signes chacun. » Trois jours plus tard intervient l'attaque au musée juif de Bruxelles par Mehdi Nemmouche (4 morts le 24 mai), sur lequel il fait son premier "papier". Puis, l'été suivant, il écrit sur les manifestations contre la guerre à Gaza, « avec des attaques de synagogues à Sarcelles et à Bastille », et ainsi de suite. Une fois sa série bouclée, et alors qu'il pensait « en rester là », l'écrivain américain Philippe Roth le met en contact avec son éditeur outre-Atlantique, pour écrire « un petit livre sur l'antisémitisme », dont il publierait la version française chez Grasset, et qui, selon lui, « [lui] prendrait un an de boulot et ferait 250 pages. » 

Un travail qu'il entreprend donc à partir du 2 janvier 2015... soit quelques jours avant les attentats des 7, 8 et 9 janvier. « Je me suis alors arrêté, en réalisant que ça allait être beaucoup plus compliqué que ce que j'avais imaginé... » A partir de là, « la question centrale » à laquelle il s'attache est la suivante : « Quel est le lien logique entre des incidents antisémites qui, pour la plupart en tout cas, semblaient être le résultat de pulsions spontanées, et des attaques idéologiquement motivées, visant potentiellement tout le monde à partir de 2015 – le tout sur fond de montée d'un populisme teinté d'antisémitisme ? » Parce que Marc Weitzmann le rappelle : « Ces trois jours n'ont pas seulement été un choc, ils ont lancé la vague de terreur qui allait finir par faire plus de 200 morts en France, et qui a duré entre 16 et 18 mois. » Il écrit ainsi, entre janvier 2015 et novembre 2016, la première version du texte « en anglais, tout en menant simultanément [son] enquête, ce qui était assez particulier », puisque tandis qu'il la rédige, il pouvait visionner « en levant la tête la suite du livre à la télévision. » Son problème est alors de « faire tenir dans une seule narration des éléments qui paraissent complètement disparates, alors qu'on sent bien qu'il y a un lien, qu'une seule et même dynamique est à l’œuvre », sur laquelle il « n'arrive pas à mettre le doigt. » Un texte qui acquiert alors à la fois une dimension colossale et un air de « fouillis total. » Heureusement pour lui, le reflux des attentats qui intervient alors lui permet de « prendre un peu de champ pour la version française », qui devient en réalité « un autre livre », où il creuse une réflexion poussée sur « l'imaginaire français par rapport à l'Islam depuis les débuts de la colonisation, les années 1830 et la crise des Lumières » - éléments qui ne figuraient pas du tout dans la version américaine, « beaucoup plus factuelle. »

Colonisation et orientalisme français

A ce titre, la figure de Jean Genet lui est apparue comme marquante, qui se trouve à la confluence d'« une certaine forme d'anti-modernisme d'extrême-droite et d'une tendance de l'ultra-gauche révolutionnaire, convergeant vers les luttes pro-palestiniennes, par exemple dans les années 60 » : imaginaire sexuel très ancré du côté du nazisme, soutien aux Black-Panthers et aux Palestiniens, avec en plus « toute une réflexion sur le vrai et le faux », la communication et les médias (Le Captif amoureux, 1986)... Autre personnalité importante, celle d'Ismaël Urbain, petit-fils d'esclave et conseiller de Napoléon III, mais surtout « un personnage extraordinaire, fantasque, dont le parcours remet en perspective tout ce que l'on croit savoir de la colonisation et de l'Islam pendant cette colonisation. » Il fut en effet traducteur des armées coloniales, mais aussi autoproclamé "prophète des Musulmans" et partisan de la séparation des communautés (au nom de la préservation de certaines « traditions musulmanes, comme la polygamie, la répudiation et l'esclavage ») – inspirateur, même, du "Code de l'Indigénat" en vigueur dans l'Algérie coloniale, soit un « quasi-apartheid », dans les faits. Ainsi, son livre se structure autour de trois partie, mélangeant témoignage de récents "convertis" à l'Islam et analyse des idées anti-modernistes depuis la conquête de l'Algérie en 1830, pour aboutir sur un constat qui lui semble faire le lien entre tous les éléments apparemment disparates, y compris dans l'actualité : « La haine du Juif comme haine de la modernité. »

Au moment de la colonisation de l'Algérie en 1830, « la philosophie des Lumières était entrée en crise », et avec elle les notions de progrès et d'harmonie, « parce que l'on commençait à voir les résultats de la Révolution industrielle, en cours en France : développement des grandes villes, des taudis, du prolétariat, de la pollution, etc. » Ainsi se met alors en place « ce qui va devenir la grande tradition anti-moderniste française, que l'on retrouvera notamment chez Balzac, Baudelaire, tous nos grands écrivains. » Avec un rôle tout particulier des saints-simoniens (auxquels appartenait Ismaël Urbain), qui voulaient « réconcilier l'idéal de progrès avec la spiritualité et la religion, selon eux mises à mal par la Révolution industrielle. » Ce qui provoquera une vague d'orientalisme qu'Urbain poussera à son paroxysme, convaincu d'avoir trouvé dans l'Islam la religion qui permettrait cette réconciliation. Une tendance qui « va réunir des théoriciens de l'extrême-gauche comme de l'extrême-droite, aboutir avec Genet, avec les mouvements post-fascistes dans les années 50 et 60, qui prendront eux aussi fait et cause pour les Black Panthers et les Palestiniens... »

Retour à l'actualité

Ainsi, selon Marc Weitzmann, si ce courant de pensée n'explique bien évidemment en rien, ni n'est le terreau des attentats de 2015 et 2016, « cette fascination et cette façon de voir dans l'Islam une solution aux problèmes occidentaux est l'une des sources de l'indulgence, d'une certaine forme de narration contemporaine vis-à-vis de l'islamisme. » Par exemple dans la presse française de gauche au moment de la guerre civile et de la décennie noire des années 90 en Algérie... En effet, « contre la modernité, qui serait hypocrite, source de tous les maux, parce qu'elle promet l'égalité mais ne la respecte pas, il faudrait recherche l'authenticité – ce que cherchent d'abord les orientalistes, et aujourd'hui tous ceux qui, dans les années 90, voyaient dans les musulmans le "vrai" peuple algérien, à la fois contre les militaires et l'oligarchie corrompue du FLN. » Une perception partagée, d'ailleurs, par « les salafistes eux-mêmes. » Ainsi, « une série de narrations convergent vers quelque chose, qui trouve dans les années 90 un creuset particulier en France, comme nulle part ailleurs » - et permet dès lors à la propagande salafiste « d'aboutir avec une telle force » dans notre pays. Tandis que les « journalistes et écrivains anti-modernes occupent les tribunes des journaux », la propagande des salafistes « cible les cités. » Or pour les premiers, à l'instar de Charb et de l'équipe du Charlie Hebdo "deuxième époque" (à partir de 1992), qui appellent leur première structure (de manière tristement ironique après coup) Kalachnikov SARL, à cette époque on peut se permettre tous les discours, « parce que les armes étaient en plastique, on vivait dans le monde du faux, du spectacle, rien ne pouvait vraiment arriver » ; quand en face d'eux, les islamistes « ne pensent pas du tout que les mots et les actes sont séparés. Pour eux, les kalachnikovs sont réelles, et elles tirent. » Ce que, selon lui, « personne n'a vu venir. »

Pour conclure, enfin, sur le procès des attentats de janvier 2015 auquel il assiste aux premières loges en tant que journaliste, Marc Weitzmann relève deux faits marquants, qui « confirment beaucoup de choses. » D'une part, « le lien entre antisémitisme et attentats visant tout le monde. » Selon lui, « on oublie souvent que Charlie Hebdo a été pris pour cible » non seulement à cause des caricatures, « mais parce que le débat a été posé, presque tout de suite dès le procès de 2007, de la manière suivante : "pourquoi peut-on se moquer du Prophète et pas de la Shoah ?" - question popularisée à travers les spectacles de Dieudonné, à une époque où il est financé par Téhéran. Dès ce moment-là, Charlie Hebdo est "enjuivé" par la propagande islamiste, il devient "un journal contrôlé par les sionistes". » Preuve en sont les références que fait en permanence le terrorise Chérif Kouachi aux Juifs, qui "seraient la cause de tout ce qui ne va pas", lors de ses échanges avec l'imprimeur Michel Catalano quelques heures avant d'être tué par le GIGN. D'autre part, il souligne « la vacuité des accusés ; c'est fascinant de voir comment les survivants – et parmi eux pas uniquement les journalistes – ont une narration extrêmement précise de ce qu'il s'est passé, quand les inculpés et leurs proches semblent incapables d'articuler trois phrases (…), ces gens se débattent dans une ruine du langage intérieur. »

 

François Perrin

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