Avant le confinement, l'Afev s'était associée à la société de conseil Temps Commun, cofondée par Denis Maillard et Philippe Campinchi, pour participer à une série de rencontres en présentiel avec des chercheurs et intellectuels, sous le nom de Lecture au faubourg et sur le thème des "fractures françaises". Vu les circonstances, ces rencontres "physiques" se sont reconverties en visioconférences, avec un très grand succès - comme le 21 avril avec le politologue Jérôme Fourquet, le 26 mai avec le journaliste Jean-Marie Gadard. Troisième temps de ce partenariat, le mardi 29 septembre, autour d'un échange des équipes de l'Afev et de la promotion Social Demain, think-tank de jeunes décideurs d'avenir, avec le journaliste et écrivain Marc Weitzmann, auteur du livre Un temps pour haïr (Grasset, 2018). Une rencontre organisée pendant la séquence du procès des attentats de janvier 2015 (que Marc Weitzmann est accrédité pour couvrir), quelques jours après une nouvelle attaque rue Nicolas-Appert, autour d'un livre qui accorde une large place à ces événements comme à ceux qui les ont suivis.
Après sa présentation par Denis Maillard, puis la celle des motivations et du contenu de son essai Un temps pour haïr, Marc Weitzmann s'est prêté au jeu des questions/réponses avec les nombreux participants à cette visio-conférence.
Libéralisme et démocratie
En premier lieu desquels Thomas Xantippe, Responsable RH chez France Télévisions et membre de la promotion Social Demain, qui s'est demandé s'il existait, « dans la société, des antidotes » à la "vacuité" culturelle des principaux acteurs des attentats, et quelle lien cette dernière entretenait avec le libéralisme, voire une forme « d'américanisation » des référentiels et pratiques. Pour Marc Weitzmann, « la modernité libérale est une crise en soi, qui produit une fatigue générale », et la tentation de rêver parfois d'abandonner la démocratie pour « laisser des gens s'occuper de tout », épuisés que nous sommes « d'être obligés d'inventer constamment du sens, de faire sans arrêt des choix individuels, sans personne pour nous guider. » En outre, « l'un des paradoxes de la modernité, et de l'Occident, c'est de reposer sur une promesse ; or toutes les promesses, en démocratie, sont faites pour être déçues. » Pour autant, selon lui, « la confrontation avec la modernité est mondiale, et prend plusieurs formes selon les sociétés – à ce titre, blâmer le capitalisme ou le libéralisme comme responsable de tous les maux semble trop simple. »
Concernant la question de la recherche d'une supposée "authenticité", de "pureté" dans nos sociétés, « c'est un phénomène extrêmement complexe à analyser, en particulier aux États-Unis », où on a en outre tendance à sous-estimer « le poids des métis, enfants nés d'unions entre militants des droits civiques blancs et noirs. » Ainsi, « une partie de la quête de pureté à laquelle on assiste en ce moment outre-atlantique – à droite, avec Trump, ou à l'extrême-gauche, avec l'obsession de la race - est en partie une forme de réaction à la naissance de la génération post-droits civiques, à une mixité assumée. » Enfin, pour lui, « l'élément le plus mystérieux dans ce qui se passe aux États-Unis, et à un moindre degré en France, c'est la manière dont le fantasme féministe et la question "trans" viennent se greffer là-dessus », transformant « la notion d'authenticité en quelque chose de très très bizarre, que la gauche radicale apparaît incapable d'affronter. »
Islamophobie française ?
Invité à s'exprimer à ce sujet par Théo Dussourd, ancien trésorier de la FAGE et étudiant alternant en mission pour France Tiers-Lieux, Marc Weitzmann a indiqué « ne pas croire au terme d'islamophobie, qui n'a pas de sens » (il y a en France, « du racisme contre des populations, mais pas de racisme envers des catégories religieuses en tant que telles. »). Pour autant, il existe bel et bien dans notre pays « une relation passionnelle à l'Islam, qui s'exprime par un mélange de fascination et de crainte, accrue par les attentats. » Or, pour lui, ce dernier point motive « tout ce discours que l'on entend sur la notion de respect de l'autre et des coutumes : "S'ils sont polygames il faut respecter la polygamie", "S'ils sont heurtés par les caricatures, il faut respecter le fait qu'ils soient heurtés"... Autant de choses, parfaitement audibles quand on fait par exemple du tourisme, qui deviennent très peu audibles quand on les traduit politiquement dans la société française. »
A l'entendre, au fond, « la question n'est pas du tout celle de l'Islam, mais celle du sens que l'on donne à la violence. Le terrorisme frappe au hasard, par définition. Or, le hasard nous est insupportable. » Ainsi, depuis le 11 septembre 2001, le sens que l'on aurait trouvé pour contrer cet insurmontable hasard serait d'estimer que « les victimes sont responsables, d'une façon ou d'une autre, de ce qui leur est arrivé. » En 2001, c'était « "l'Amérique l'a bien cherché" ; quand des Juifs ont été tués c'était à cause d'Israël » ; des journalistes ? « "Quand on fait des choses comme ça, on s'attirer des problèmes..." Derrière ces réflexions stupides, il y a une tendance très profonde qui est la quête de sens. »
Enfin, il a estimé « qu'il n'y a aucun lien direct, comme le prétend l'extrême-droite, entre délinquance et islamisme ; mais la propagande islamiste a visé les banlieues dans les années 90, et beaucoup d'anciens délinquants ont trouvé dans la religion une forme de structure à laquelle se raccrocher. » A ce titre, « la différence est fascinante à observer entre les convertis ["tardifs"] à l'Islam et ceux qui sont nés dans des milieux radicaux – la religion n'a alors pas du tout la même fonction. »
Islam et culture
A son tour, Jocelyn Munoz, Directeur général de Deep Opinion, s'est interrogé sur « la réception politique du livre, en particulier à gauche – notamment au regard des passages sur l'Algérie ou le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'Islam » de Dounia Bouzar. Pour l'auteur, moqueur sur ce point, ces milieux ont réagi « comme on le fait toujours à gauche, c'est-à-dire que Libération, Le Nouvel Observateur et Les Inrockuptibles n'ont pas du tout parlé du livre. » De fait, « seule la presse considérée de droite » a mis en lumière son travail, avec une réception à la fois « positive et gênée aux entournures, en raison du parallèle [qu'il fait] entre les camps identitaire et islamiste – là, il y a un vrai problème d'amour-propre. »
Pour conclure, Denis Maillard - suite à l'interview par Marc Weitzmann, dans son émission Signes des temps sur France Culture, de la romancière musulmane et lesbienne Fatima Daas (La petite dernière, Notabilia) – a demandé à son invité si, en France, des écrivains s'étaient emparés de cette question de l'Islam, d'une manière ou d'une autre. « Quelque chose est en train d'émerger, a-t-il répondu, dont le travail de Fatima Daas est l'une des illustrations. Elle se demande ce que signifie être fidèle à quelque chose, à ses origines par exemple, et se demande si une forme de trahison de ces dernières ne pourrait pas être au contraire valorisée. » Pour lui, « une bonne part de la grande littérature américaine est une forme d'éloge de cette trahison » : Philippe Roth, Saul Bellow pour les auteurs juifs, James Baldwin en tant qu'écrivain noir... En France, en revanche, « plusieurs problèmes empêchent l'émergence d'un tel mouvement, parmi lesquels le fait que le terme "immigré" n'a pas du tout la même signification des deux côtés de l'Atlantique. Ici, les immigrés ne le sont pas vraiment : ils viennent de l'ancien Empire, sont à deux heures d'avion, et arrivent avec tout le bagage de l'amertume des parents, mais aussi celle du pays d'accueil pour l'Empire défunt. » En outre, « historiquement, dans beaucoup de familles, les pères ont entretenu, à tort, le fait qu'ils n'étaient pas là définitivement », ce qui modifie fortement le sentiment d'« arrachement à la supposée culture d'origine. » Dans la sphère culturelle, trouver sa place en tant qu'immigré en France s'avère « peut-être plus facile en musique qu'en littérature, avec une figure comme celle de Rachid Taha et de son groupe Carte de séjour. » Mais en littérature, les freins demeurent nombreux.
François Perrin
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