Jeudi 14 décembre au matin, la nouvelle promo de Lecture au Faubourg rencontrait en visioconférence Claire Thoury, Présidente du Mouvement associatif et autrice de S’engager – Comment les jeunes se mobilisent face aux crises (Les Petits Matins, 2023). Pierre Graglia, Développeur territorial de l’Afev Artois, était présent, revient ici sur ce temps d’échange participatif, qui fut pour lui particulièrement instructif.
8h32. Paupière lourde. Lumière artificielle. Etat cérébral… précaire, dirons-nous.
Déjà deux minutes de retard. Le monde n’attend pas lorsqu’il s’agit de discuter de sujets sérieux. L’équipe des Lecture au Faubourg se réveille difficilement, après une courte pause dans son train-train de l’engagement à l’Afev. Or il en faut, de l'énergie, pour prendre du recul et faire un pas de côté à 8h32, questionner le monde et les "chemins de traverse" de son activité professionnelle.
L’engagement : un sujet capital
Car c’est bien de cela dont il sera question lors de notre visio matinale, ritualisée, mensualisée - comme un cycle qui ouvre des fenêtres sur le monde. Des œuvres et du beau monde à la clé, qui tenteront d’éclaircir nos esprits dopés à l’action - toujours le nez dans le guidon. Et c’est Claire Toury, Présidente du Mouvement associatif et conseillère au Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui ouvre le bal avec S’engager, comment les jeunes se mobilisent face aux crises.
On portera donc le regard, cette fois, sur le fer de lance de notre activité : l’engagement des jeunesses. Sujet capital, vital et nécessaire, que Claire aborde subtilement dans son essai. En 104 pages, elle décortique en effet les évolutions des modalités d’engagement des jeunes, des sixties jusqu’à aujourd’hui, puis envisage quelles formes elles pourraient prendre demain.
La lecture en est limpide, et son approche sociologique aborde parfaitement un sujet qui, jusqu’ici, manquait de saveurs et d’appréhension tant scientifique qu’empirique. Sa grille de lecture permet ainsi d’ausculter les mécanismes et les rouages de l’engagement (notamment associatif) au regard des phénomènes sociétaux et, surtout, des crises traversées ces dernières décennies. Les différents entretiens semi-directifs, qui parsèment l’ouvrage, viennent en alléger le rythme… La spontanéité des paroles tirées des entretiens donne d’ailleurs définitivement du crédit au propos, et apporte la caution de ce livre - vital pour décrypter ce qui se trame sous nos yeux.
Les évolutions des modes d’engagement dépeignent l’imminence d’un engagement fort, viscéral, au profil d’un changement systémique et multi-causal. Au grand dam (et malgré les efforts) des structures d’engagement traditionnelles, les jeunes générations d’engagés ne les placent plus au centre de leurs préoccupations, ne les considèrent même plus forcément comme des "passages obligés". Ce détachement vis-à-vis des institutions témoigne d’une immense volonté d’agir pour se sentir utile. Mais pas (plus ?) d’agir à n’importe quel prix : d’agir plutôt pour soi, son bien-être, son épanouissement personnel. Cette différence sera aussi l’une des raisons qui expliqueront ce que Claire considère comme le passage l'engagement “timbre” à l’engagement “post-it”.
La dernière partie de cet essai, prospective, pointe ce qu’il sera encore plus vital de comprendre si l’on souhaite voir continuer la jeunesse à s’engager – positivement, si possible -, à condition d’admettre de se placer à son niveau et de lui laisser une vraie place dans le débat public comme, plus largement, dans tous les organes de la vie politique. Il sera dès lors question de « réenchanter les corps intermédiaires », de les considérer comme un réel levier d’action, par et pour une jeunesse qui a, plus que jamais, besoin de se sentir pleinement légitime, de se sentir exister comme une catégorie sociale à part entière.
Un engagement ? Des engagements !
Elle-même entière, et sans complaisance, Claire nous a présenté synthétiquement son propos durant les trente premières minutes de cette rencontre, qui avait lieu en distanciel. Un propos qui s’est en grande partie attardé sur le décryptage mentionné plus haut : celui du passage de l’engagement “timbre” (militant, entier et dépendant d’une affiliation structurelle) vers un engagement “post-it” (distancié des structures habituelles, au service d’une cause collective et vectrice, par ruissellement, d’épanouissement personnel, tant identitaire que professionnel). Ce premier enseignement met ainsi en perspective l'indéniable nécessité de sortir d’une vision nombriliste, voire démagogique de l’engagement.
Comme il y a des jeunesses différentes, il y a des engagements différents, à la croisée des causes, des résultantes de crises et des parcours de vie de chacun. Claire réussit entre autres à “classifier” habilement six de ces grandes causes, et les raisons du "pourquoi" de l’engagement. Non pas pour les figer, mais bien pour forger une grille de lecture différente, à bonne distance d’une conception désormais datée, considérant la motivation comme équivoque et consensuelle. Parmi celles-ci, l’engagement façon “charité chrétienne”, la volonté de développer ses soft skills, l’engagement identitaire, l’engagement militant, le souhait de faire “pansement”…
Ce puzzle de raisons multi-causales est à l’image des défis pour lesquels on s’engage : cette approche globalisante nous a tout doucement amenés à nous interroger, dans une seconde partie, sur les attentes d’une nouvelle génération, qui appréhende avec urgence et radicalité la nécessité du changement complet et systémique là où la frange la plus "vieille" de la jeunesse (les 20/30 ans) pouvait s’engager au profil d’une cause unique, thématique et bien souvent territorialisée.
La génération “Thunberg” veut changer le monde, et ressasse le vieux refrain du Je t’aime Moi non plus avec les pouvoirs publics. Pour boucler la boucle, on retrouve une modalité d’engagement qui jadis animait la jeunesse étudiante soixante-huitarde : un militantisme prononcé. Mais à un poil près : il faut agir vite, maintenant, avec ou en dehors des structures d’engagement habituelles. L’adhésion à un mouvement ; le fameux "timbre" que Claire mentionne n’est plus ici d’actualité.
Car ce qui change ici, c’est qu’il n’y aurait plus le choix : plus le choix d’attendre, ni de “faire avec”. Force est de constater un immense sentiment de relégation, qui s’est installé durablement, avec le bras de fer générationnel habituel que l’on ne connaît que trop bien en politique. Si un ado s’écarte nécessairement (et parfois violemment) de ses parents pour exister, les jeunesses aspirent à se constituer en contre-pouvoir viscéral et radical. La question est collective mais aussi, et surtout, individuelle.
Un nécessaire dialogue intergénérationnel
Dans cette nouvelle appréhension de l’urgence, quelle doit être la place des corps intermédiaires ? A quelle hauteur, dans quelle mesure, sous quelle forme ? Comment peuvent-ils constamment évoluer, pour répondre aux aspirations des jeunesses, sans biaiser ni faire à la place de ces dernières ? Sont-ils vraiment prêts, dans leur propre gouvernance, à faire confiance et à partager le pouvoir ? Sont-ils en mesure de collectiviser les causes et d’organiser une puissante force de frappe qui, si elle n’est pas prise à sa juste mesure, s’exprimera avec beaucoup de trop de radicalité et d'énergies négatives ?
Claire nous a rappelé, lors de la visio - comme en conclusion de son livre - qu’il paraît essentiel de ne pas accentuer le fossé générationnel et structurel. Au contraire, le dialogue intergénérationnel devra devenir l’usage afin que de tel changements systémiques s’opèrent, qu’il soit question d’écologie, de féminisme, de lutte contre les inégalités… De tels sujets réclament également que la jeunesse ne fasse pas la politique de l’autruche, et incarne ce qu’elle souhaite plus que tout : la cohérence et l'exemplarité. Elle se devra donc se roder, dompter sa colère, traduire techniquement ses ambitions. Des changements appelés de leurs vœux par les jeunesses réclament une appréhension du fonctionnement démocratique, des clés de compréhension et, plus que tout, de la confiance en soi et un sentiment de légitimité.
Dans la dernière partie de la visio, nous avons donc insisté sur l’importance de s'attacher fortement sur le prospectif, en lien étroit avec son activité et son parcours personnels. Car oui, quid de l’Afev dans tout cela ? Quoi que l’on en dise, les corps intermédiaires ont un avenir bouillant devant eux : leur existence est nécessaire, tant ils sont comparables à un rouage entre le haut et le bas de la pyramide, à un décodeur permettant de passer de ”l’idée” à ”l’acte”, de l’émotion à l’action, de l'individu au collectif.
Les corps intermédiaires forment un rouage, un trait d’union, une passerelle. Un catalyseur, un incubateur, un levier, un traducteur… Pour les qualifier, on pourrait trouver beaucoup de terminologies totem, faciles et un peu trop généralistes. Mais ce qu’il conviendra d’admettre, dans tous les cas, c’est l’immense puissance de ces corps intermédiaires, qui doivent à la fois se situer à la bonne distance des pouvoirs publics et conserver l’appréhension humaniste, entière et globale du citoyen comme de l’individu. Ces structures ont aussi besoin, ceci dit, de ne pas se prendre dans leur propre piège, en optant plutôt pour la collectivisation des causes, l’évolution de leur gouvernance, la conservation d’un schéma horizontal pour outiller, mettre en forme et structurer le pouvoir d’agir de la jeunesse.
10h05. Merci Claire ! L’Afev sait donc ce qui lui reste à faire…
L’ampoule s’allume. Ça va mieux, cérébralement.
Pierre Graglia
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