Afev/Temps Commun : (visio-)conférence avec le politologue Jérôme Fourquet

Avant le confinement, l’Afev et Temps commun avaient lancé l’initiative "Lecture au faubourg » une série de rencontres autour d’auteurs d’essais importants pour la compréhension du monde contemporain. Celle autour de Jérôme Fourquet, politologue, directeur du département « Opinion et stratégies d’entreprise » à l’IFOP et auteur en 2019 de l’essai très remarqué L’Archipel français : naissance d’une nation multiple et divisée (Le Seuil), n’avait pu avoir lieu. Alors, Le 21 avril, date symbolique s’il en est, était ainsi organisée une visioconférence réunissant autour du chercheur les équipes des deux structures, ainsi que les acteurs de Social Demain, think-tank de jeunes décideurs d’avenir.

Autour de Jérôme Fourquet et des organisateurs, devant leurs webcams en ce mardi matin, on trouvait un copieux panel de 28 responsables politiques, économiques, syndicaux ou associatifs, disposés à poser leurs nombreuses questions au politologue qui avait bien voulu leur accorder un temps d'échanges et de réflexions. A l'écoute, notamment, de nombreux représentants de l'Afev, mais aussi des personnalités comme le Député de la Vienne Sacha Houlié, des consultants comme David Bézagu, Consultat en Responsabilité sociale des entreprises, Sandrine Place, spécialiste en communication de crise, Antoine Ménard, Responsable RH chez Akuo Energy ou Lauriane Domette, docteure en ergonomie et consultante pour le cabinet Plein Sens. Pour l'intervenant principal du jour, qui « suit l'évolution de la population française depuis une vingtaine d'années », les dernières ont vu émerger un grand nombre de phénomènes inédits : « big bang électoral » de 2017 correspondant à une « mise en conformité tardive de notre paysage électoral avec la réalité culturelle, économique, sociologique profonde de notre pays » (au-delà de l'opposition gauche/droite « adossée à un très vieux clivage entre France catholique et France républicaine et laïque »), crise des Gilets Jaunes, épidémie de Covid-19 et confinement qui en a découlé...

Photographie de la France confinée

Sa question du moment est la suivante : « Cette épidémie ne constitue-t-elle pas un antidote, un événement fédérateur, une épreuve collective qui ressoude une société marquée jusqu'ici par son "archipellisation" ? » ou au contraire l'inverse, « un révélateur ou un accélérateur de la fragmentation de la société française ? » Selon lui, « on peut répondre par la positive aux deux aspects », dans la mesure où ce qui a d'abord été ressenti comme une réelle épreuve collective a ensuite « réactivé ou ravivé, voire suscité de nouvelles lignes de faille. » Dans le monde du travail, « historiquement, nous avions le public et le privé », tandis que la segmentation existe désormais « en trois parties, y compris parfois au sein des mêmes entreprises : une population qui a continué d'aller travailler sur site (les "premiers de tranchée"), une population en télétravail, et les gens mis en chômage partiel, à l'arrêt ou en congés. » Initialement divisée en trois tiers à peu près égaux au début du confinement, cette population a vu « grossir énormément le dernier tiers ces derniers temps: 9 millions de salariés, aujourd'hui, en chômage partiel, ce qui est massif. »

Ainsi, si le confinement s'applique à tous, le vécu n'est pas le même partout. Ce qui « crée des distorsions », notamment du fait des différences de degrés d'exposition au virus. Trois quarts des premiers se sentaient en danger, contre un tiers des autres. De même, certains groupes peuvent se subdiviser, par exemple entre les télétravailleurs « coincés chez eux » et ceux « qui ont pris la poudre d'escampette dès les premières heures du confinement, et sont allés se mettre au vert. » « Tout ceci laissera des traces par la suite. » D'ailleurs, aussi bien aujourd'hui qu'au moment de la crise des Gilets Jaunes (deux crises en apparence différentes) a été mis en lumière le « monde du back-office, tous les actifs qui jouent un rôle essentiel mais ne sont jamais mis à l'affiche » (via, dans un cas, un « vêtement de haute visibilité », précisément). Soit des « univers professionnels qui n'avaient jamais voix au chapitre » (par exemple l’hôpital).

En outre, si les services hospitaliers ont réussi, dans certains cas, à « pousser les murs », c'est aussi parce que la techno-structure, en période d'urgence, a pu être mise de côté (« On s'est affranchi des règles et des modes de fonctionnement habituels », pour une plus grande efficacité). Autant d'arbitrages inédits qu'il conviendra d'observer avec attention « quand l'heure de la reprise aura sonné » : notamment en analysant comment les « hiérarchies habituelles vont (ou non) se remettre en place ? »

Pour conclure sa présentation, Jérôme Fourquet a tenu à tempérer les enthousiasmes de tous ceux qui semblent assurés que « rien ne sera plus comme avant », notamment via une remise en cause salutaire de nos fondamentaux et une « réorientation de notre société sur d'autres bases. » Il est revenu à ce sujet sur les enseignements de la crise économique majeure de 2008-2009, qui a suscité les mêmes espoirs... suivis d'une réelle désillusion. Ici, on constate notamment, « au fur et à mesure que l'inquiétude sanitaire commence à décroître, que cette place qui a été libérée est instantanément occupée par une inquiétude économique et sociale qui devient gigantesque » : si les fonctionnaires et salariés des grands groupes « retrouveront sans doute leur job », les salariés, indépendants, intérimaires attachés à des structures plus fragiles angoissent beaucoup quant à l'avenir. Selon lui, cette « urgence économique et sociale va écraser tout débat, parce qu'il y aura de nouveau le feu à la maison, et qu'il faudra, comme dirait le Président de la République, éteindre quoi qu'il en coûte l'incendie » - ce qui risque de remettre à plus tard les réflexions sur ce que pourrait être le monde de demain. Seule trouée possible : la réflexion non pas sur « faut-il relancer la machine économique ? », mais sur « comment la relancer, en business as usual ou d'une nouvelle façon ? » : transition écologique, « verdissement de notre système économique et productif », etc.

Tir fourni de questions

Pour un premier tour de question, Pierre Arlaud, responsable d'un fonds d'investissement et de l'impact social au sein du groupe français Ïdkids, a demandé l'avis de Jérôme Fourquet sur un « effet de caverne » local, sans doute contre-productif en matière de changements, et sur l'existence ou non de coopérations internationales entre chercheurs sur ces questions. Jérôme Sturla, membre de la direction nationale de l'Afev, en charge du volet Développement Urbain et directeur du Lab'Afev, est ensuite revenu sur la comparaison entre la crise de 2008/2009 et la crise actuelle, parlant dans le cas présent d'une rupture « comparable, dans les représentations, à la chute du Mur de Berlin », et interrogeant le chercheur sur l'existence d'outils de régulation internationale dans une période de replis nationaux.

Un avis majoritairement confirmé par les observations du Directeur de département de l'IFOP, qui a remarqué que certaines tendances à l'international étaient aujourd'hui accélérées – rejoignant ainsi la récente déclaration de Jean-Yves Le Drian : « Je crains que le monde de demain soit comme celui d'hier, mais en pire. » Aucune réaction concertée de la communauté internationale, tandis que l'Union européenne « patauge allègrement dans la semoule »...

Chloé Bourguignon, Responsable de l'UNSA Éducation dans le Grand-Est, et bénévole chez Oxfam, a souligné le décalage entre la très grande variété des initiatives prometteuses et la difficulté de caractériser des interlocuteurs fédérateurs pour les mettre en place. Une nature, en somme « très éclatée des propositions, avec des acteurs qui parlent chacun leur langage », selon Jérôme Fourquet, pour lequel, effectivement, « chaque famille de pensée ou chaque groupe politique a vu dans cette crise la validation de sa propre grille d'analyse. »

Antoine Rouillard, doctorant en sociologie de l'emploi à Sciences Po, et fondateur de l'Institut Rousseau, s'est interrogé quant à lui sur la pérennité des « poussées de valeurs de solidarité, d'écologie, de transformation sociale » relevées par les sondeurs et journalistes, sur l'appréhension de la massive détresse psychologique chez les salariés en confinement, et sur ce que raconte le fait pour les citoyens d'accepter sans friction majeure le retrait d'une liberté fondamentale : la libre circulation sur le territoire national. Pour Jérôme Fourquet, « on ne repartira pas complètement comme avant, et on peut penser que cette épreuve du Covid, en fait, va accélérer un certain nombre de tendances qui étaient préexistantes (même si elles ne s'appliquent pas forcément à l'ensemble de la société) » : alimentation bio, rejet des métropoles, travail manuel, questionnements sur le sens du travail de bureau, etc.

Approfondissements

Par la suite, des sujets prospectifs ont été abordés, axés sur les lendemains politiques et sociaux de la crise : via Thomas Xantippe, responsable RH des journalistes à France Télévisions, et Secrétaire général des Assises du droit social, celui d'une éventuelle « Union nationale, avec un gouvernement remanié », après la crise, et de la place du Rassemblement national dans une telle configuration ; via Kheira Boukralfa, Responsable Logement des jeunes à l'Afev, ceux du risque d'une radicalisation politique et de la survivance du collectif ; via Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef de la revue Philonomist, et Christophe Paris, Directeur Général de l'Afev, ceux des sécurités publiques et du rapport des citoyens à la liberté ; via Morgane Verviers, Secrétaire générale adjointe de l'UNSA Éducation, sur la confiance des Français en le gouvernement, le processus décisionnel et les institutions ; via Jocelyn Munoz, responsable du comptage des manifestants pour la société Occurrence, sur une éventuelle modification du rapport des Français à la mort. Léa Grujon, Directrice de l'association Possible, s'est quant à elle simplement interrogée sur l'appréhension critique, par le chercheur, d'une telle "archipellisation" de la société.

Sur l'Union nationale, Jérôme Fourquet s'est montré pessimiste : « Nous sommes en France, où la discorde nationale est un sport bien ancré. » A ce titre, la séquence du maintien des élections municipales semble illustrer son propos, au même titre que la propension actuelle des présidents de régions à fustiger l'action gouvernementale : « Tout le monde, aujourd'hui, se renvoie la responsabilité des erreurs stratégiques. » Concernant l'extrême-droite, si tout semble, « selon l'expression consacrée, faire le jeu du Front National », la situation actuelle selon lui permet surtout à Marine Le Pen de « renforcer son fonds de commerce, mais pas d'engranger de nouveaux soutiens » (cf les résultats des élections municipales) - d'autant que ses alliés politiques à l'international (Boris Johnson, Donald Trump, Ligue du Nord de l'Italie) ne brillent pas par la pertinence de leurs décisions récentes. Ainsi, « je ne crois pas qu'à l'horizon 2022,le paysage politique soit fondamentalement bouleversé par ce que l'on vient de voir. »

« Se dirige-t-on vers des jours violents à la suite du confinement ? », s'est demandé Jérôme Fourquet en réaction à plusieurs questions. Concernant les rumeurs à ce sujet, émanant pour certaines des services de sécurité, il a estimé qu'il est « dans le code génétique de tels services d'envisager le pire scénario », et ne voit pas, pour son compte, « un débouché mécanique dans la violence, ni sociale ni des quartiers, pour l'avenir. » Et de poursuivre : « Nous allons être plutôt écrasés par un taux de chômage qui va remonter, par de petites boîtes qui vont fermer par centaines : beaucoup de gens, même s'ils ont la rage au ventre, ne vont pas forcément avoir comme réflexe spontané d'aller dans la rue – d'autant que, du fait de la tyrannie des petites différents de François Dubet, la fédération d'un mouvement social coordonné semble peu probable. » Pour autant, cette crise n'aura pas, « bien au contraire, amélioré la situation concernant notre société de la défiance » vis-à-vis des institutions comme de la parole publique en général – à ceci près que le degré de confiance reste, selon les enquêtes, très élevé à l'égard d'institutions comme l'hôpital public, les forces de police, l'armée, etc. Cela dit, a-t-il conclu de manière générale, et en plaisantant, « il n'y a pas de boule de cristal, même à l'IFOP. »

François Perrin

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