Jérémie Peltier : Quelles formes pour la fête dans une société du cocon ? 

La fête est finie couverture

Cette année à nouveau, l’Afev participe au programme Lecture au faubourg de Social Demain. Ce qui donne l’occasion à des salariés de l’association d’échanger directement avec des essayistes, chercheurs ou journalistes, parmi lesquels Jérôme Fourquet, Jean-Marie Godard ou Jean-Laurent Cassely, sur la base de leurs derniers ouvrages et/ou travaux. Le 10 mars dernier, l’invité de ce temps d’échanges était Jérémie Peltier, directeur des études de la Fondation Jean Jaurès, autour de son ouvrage La fête est finie ?, paru le 6 octobre 2021 aux Editions de l’Observatoire. 

 

« Prendre un peu de recul, un peu de hauteur, un peu d’oxygénation, en recevant à chaque fois un auteur, pour un essai percutant, intéressant, piquant, qui apporte quelque chose à la réflexion collective. » Tel était présenté, en introduction de cette visio-conférence, l’objet de cette rencontre par Denis Maillard, co-fondateur du cabinet Temps Commun. Concernant l’essai de Jérémie Peltier, à l’honneur ce 10 mars, il découle d’une analyse entamée avant l’arrivée du Covid, mais qui a pris « un sens tout particulier avec la pandémie, puisque des tendances à l’œuvre dans la société française se sont alors accélérées. » Ainsi, le sujet annoncé par ce titre interrogatif – La fête est finie ? – permet également de se demander « à quelles conditions, aujourd’hui, en 2022, on sort de chez soi pour faire autre chose que ce que l’on fait à la maison ? », mais aussi si l’on assiste à « la mise en place d’une société du cocon, voire d’une génération du cocon. »

Ainsi, avec les confinements, « la fête a été stoppée net, a annoncé d’entrée Jérémie Peltier, par décision légitime et logique des pouvoirs publics. » Pour autant, « le Covid, les confinements et la crise sanitaire n’ont pas forcément grand-chose à voir avec la fermeture d’un certain nombre de lieux, avec le changement d’habitudes à l’œuvre depuis des années, avec la privatisation et la fin de la démocratisation de la fête. » Soit une conjoncture qui n’aura, finalement, fait que renforcer une tendance lourde au niveau sociétal, entamée dans les années 90 et « déjà accentuée par les épisodes dramatiques de 2015. » Pour lui, le monde associatif par exemple – dont des structures comme l’Afev - est directement touché par ces évolutions (qui relèvent généralement d’une « individualisation de la société »), et il est important de tenter d’envisager, via ce prisme, « le monde dans lequel nous vivrons au cours des prochaines décennies. »

Association vs individualisme

L’association se définissant comme « un regroupement de personnes volontaires, réunies autour d’un projet commun et qui partagent des activités », il peut être utile de se demander si « cet individualisme et cette civilisation du cocon sont compatibles » avec ladite définition, sinon avec « l’idée-même d’une société qui partage encore des choses, voire d’une société encore un peu active, mue par une puissance de vie pour agir sur les choses. » En effet, à l’aune de la présidentielle à venir, il apparaît évident pour le directeur d’études que « l’un des enjeux centraux de ces prochaines années est notre rapport au collectif, à l’action et à l’activité de manière générale. »

Dans les faits, « contrairement à ce que certains prédisaient au cours du premier confinement, le retour des Années Folles, de la grande fête généralisée n’est pas advenu » à la fin de cette séquence, « ce qui signifie sans doute que nous sommes dans la poursuite de ce que l’auteur Vincent Cocquebert a appelé La civilisation du cocon [Arkhe Editions, mars 2021] », soit d’un repli sur soi – un « phénomène latent, antérieur à la crise sanitaire. » Michel Houellebecq, de son côté, avait parlé de cette dernière comme d’un « révélateur de l’obsolescence des relations sociales » - un diagnostic partagé par Jérémie Peltier, qui ne nie aucunement, pour autant, l’émergence de grands mouvements de solidarité depuis mars 2020.

Lui-même jeune trentenaire, il a ensuite qualifié sa propre génération de « génération indoor, qui vit de plus en plus en intérieur », en s’appuyant sur une étude Yougov de mai 2018 qui révélait un décalage parlant entre perceptions et réalités : interrogés, les Français estimaient passer 60% de leur temps en intérieur, alors que ce chiffre s’élevait réellement… à 90% ! Ainsi, « ce que nous avons vécu n’a pas été un enfermement soudain, pour une génération et un peuple qui avaient déjà "l’habitude" d’être enfermés. » Et ce, alors même que le temps libre n’a cessé d’augmenter ces dernières décennies… Ce qui explique sans doute en quoi, « finalement, les confinements et les couvre-feux n’ont pas posé tant de problèmes que cela à la majorité des individus » - contrairement aux prophéties pessimistes couramment émises à cette époque.

Quel monde à venir ?

D’autres enquêtes viennent attester de cette réalité : celle du magazine Society, en mars 2020, dans laquelle 15% des Français estimaient que « le confinement constituait le meilleur moment de leur vie » ; une autre, de 2019, qui indiquait que 7 Français sur 10 préféraient partager des temps conviviaux entre amis ou en famille chez eux plutôt qu’à l’extérieur ; une dernière, de 2018, qui révélait que 6 Français sur 10 étaient favorables à plus de télétravail… Il s’agit donc bel et bien, selon Jérémie Peltier, d’un « mouvement de fond », révélateur d’un « nouvel art de vivre, qui transcende d’ailleurs les générations, les classes sociales et les territoires. »

En se focalisant sur les jeunes nés après 1995, les constats sont encore plus nets : « Cette génération passe un tiers de temps en moins à socialiser que la génération précédente », tandis que « les trois quarts des enfants évoluent moins d’une heure par jour à l’extérieur – soit moins qu’un prisonnier en France... » Il a alors parlé d’une « nouvelle maladie – [caractérisée par] l’agoraphobie, l’anxiété, l’angoisse suscitée par l’autre -, qui succède au burn-out, iconique celle-ci des années 2000. » A ce titre, à l’entendre, les débats autour de l’école à la maison, du télétravail ou de l’autarcie ne sont par exemple pas près de s’éteindre, nourris cette fois par un sentiment général consistant à préférer être chez soi, ne dépendre que de soi-même plutôt que de se voir confrontés à des congénères quels qu’ils soient…

En outre, tout ceci interroge en profondeur la dimension collective des activités – de la pratique sportive au divertissement, en passant par l’ensemble des champs de la vie sociale. Pour ne parler que de la fête à proprement parler – sujet au cœur de son livre -, Jérémie Peltier a donné à la déclaration du préfet du Centre/Val de Loire « La bamboche, c’est terminé » une série d’illustrations peu réjouissantes : mise à mal sur le temps long des lieux dédiés à la fête – 2 000 boîtes de nuit en 2020 contre 4 000 il y a quarante ans, 40 000 bistrots contre 200 000 dans les années 60… - ; disparition progressive des bals populaires, accentuant le poids du célibat au sein du monde rural ; enfin, de manière plus abstraite mais non moins notable, « valorisation de la culture sédentaire », et surtout « montée de la flemme », « grande fatigue généralisée » sur laquelle surfent (notamment) les plateformes de livraisons…

Ainsi, pour lui, « la bamboche était peut-être effectivement terminée, mais depuis bien avant la crise… » Ce qui pose d’autant plus de problèmes qu’au-delà des usages quotidiens (et nocturnes) de nos contemporains, « cette grande apathie se retrouve également dans le lieu, le domaine d’action collective par excellence, à savoir… la politique. » Et ce, tant au niveau du vote à proprement parler qu’à celui de l’engagement, sous quelque forme que ce soit, pour la défense de nos convictions. Tout ceci semble attester d’une baisse problématique du « goût des autres », au sens le plus large du terme, avec lequel il faudra apprendre à composer dans l’avenir… En effet, « à force d’avoir voulu du sur-mesure et du chez-soi partout, l’Autre est devenu de plus en plus l’exception. »

Une assemblée réactive

Dans les questions qui ont suivi, et alors même que Jérémie Peltier s’était montré, en fin de prise de parole, relativement plus optimiste sur la notion d’engagement (qui n’est « pas obsolète, connotée très positivement, en particulier chez les plus jeunes », mais s’entend désormais plutôt dans sa dimension individuelle que collective), plusieurs axes ont été mis en avant : en premier lieu, sur la forme, plusieurs participants (de l’Afev comme de Social Demain) se sont montrés rassurés par l’échange, tant leur lecture préalable de La fête est finie ? avait suscité chez eux un sentiment partagé - l’ouvrage leur paraissant opter pour une forme désabusée de pessimisme, voire verser dans le cynisme. Sur ce point, Jérémie Peltier a assumé son choix de recourir parfois à une forme d’humour noir, pour un mélange des genres entre essai pur et pamphlet : « J’ai souhaité rendre les choses un peu drôles et grinçantes, avec la volonté de montrer qu’en réalité, si la fête n’est bien entendu pas "finie" », les transformations des formes de cette dernière « disent quelque chose de la société, quelque chose qui n’est pas souhaitable pour l’avenir de la cohésion sociale. » Selon lui, en effet, « il y a un lien entre la fatigue de la compassion, la baisse du goût des autres, et nos façons de faire la fête. Il s’agissait ainsi de mettre un petit coup de fouet, y compris à moi-même » et de proposer tant une critique qu’une « auto-critique. » 

Pour le reste, les intervenants sont revenus, pour la valider, sur l’une des formules du livre, selon laquelle « Dionysos [aurait] perdu face à Narcisse », notamment dans la mesure où beaucoup « se racontent désormais », via les réseaux sociaux, « en train de faire la fête plutôt qu’ils ne la font vraiment. » Ce temps a également permis à Jérémie Peltier d’aborder des sujets comme l’irruption d’une narration de ses soucis personnels au cœur-même de célébrations festives, dont l’objectif devrait être précisément de servir d’exutoire (et donc d’espaces où l’on peut oublier ses problèmes), ou encore une tentative de « prise de contrôle de la fête par l’entreprise », via les "pots" supposément informels, les afterworks ou l’émergence des "Chief Happiness Officers".

Enfin, la soif de collectif, la préférence pour le "présentiel" (par opposition au "distanciel") des étudiants (sinon des jeunes de manière plus large) a également été évoquée - certains représentants de l’Afev venant témoigner sur ce point. Une tendance à mettre en parallèle avec les conséquences de l’hyper-sollicitation permanente, de l’injonction de contrôler son image en toutes circonstances, sur l’appétence actuelle, chez beaucoup, à privilégier une forme désocialisée de cocooning. Ainsi, pour sortir de l’apparente aporie documentée par l’essai de Jérémie Peltier, ce dernier en a appelé, d’une part, à un nécessaire retour à la « valorisation de la prise de risques », et d’autre part, sur un terrain plus immédiatement démocratique, à l’expérimentation de formes renouvelées de scrutins comme « le vote par anticipation. » Celui-ci permettrait « de conserver le rite de l’isoloir tout en s’adaptant aux nouveaux usages de nos concitoyens »… notamment dans le but de réduire ou d’interrompre le niveau de l’abstention.

 

François Perrin

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