Laetitia Vitaud : quelles tensions entre productivité et féminisme ?

Laetita vitaud, en finir avec la productivité

Jeudi 9 février au matin se tenait la première séquence de 2023 de l’initiative Lecture au Faubourg, coorganisée par l’Afev et le cabinet Temps Commun. Après des personnalités comme Jérôme Fourquet, Jean-Marie Godard ou Jean-Laurent Cassely, c’est cette fois l’autrice et conférencière Laetitia Vitaud qui était là pour échanger avec les participants, autour de son livre En finir avec la productivité, critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
 

Rappelant que dans ce titre, « tous les mots sont importants, dans ce moment que l’on vit actuellement – notamment avec la réforme des retraites », l’animateur Denis Maillard (co-fondateur de Temps Commun) a rappelé en quoi le bouleversement actuel du monde du travail nécessitait de renouveler la réflexion sur un concept-clé comme la "productivité". Et ce, y compris en « décalant le propos » au moyen de nouvelles clés de compréhension - comme le féminisme.

Productivité : qu’est-ce qui cloche ?

En introduction, Laetitia Vitaud s’est déclarée étonnée que « le mot "productivité" ne soit pas plus présent dans les débats actuels [sur les retraites comme sur ce qu’elle appelle « les travailleurs de proximité », ndlr], ni dans les discours sur le travail » - ce qu’elle analyse comme une manière « de mettre les choses sous le tapis, pour ne rien remettre en question. » Pour elle en effet, « le fait que le terme en soit absent témoigne du fait que nous n’en avons pas du tout fini avec cette notion…» 

La productivité est en effet « un ratio qui mesure l’efficacité d’un facteur de production (travail, capital, euro investi, machine…) » et, appliqué au seul travail, elle se décline « par exemple en un ratio par individu ou en ratio horaire. » Ainsi, dans tous les cas, « elle rappelle l’univers qui lui a donné naissance : le domaine industriel, l’usine, la chaîne d’assemblage. » 

Ce qui la rend particulièrement pertinente quand elle s’applique à « la production de biens standardisés ou interchangeables »… mais nettement moins dans des domaines comme « les services, les services à la personne, le soin » - où les biens ne sont pas interchangeables ni standardisés. Conséquence immédiate : on continue « à faire semblant d’être capables de la mesurer, alors qu’on ne l’est pas du tout. Par conséquent, on passe à côté de tout ce qui est essentiel. »

 

Une illusion néfaste

Elle s’est ainsi essayée à un exercice de résumé rapide de son livre, puis d’analyse de « quelques sujets économiques du moment, que l’on peut observer à l’aune de [son] livre » - notamment le très récent rapport de la Fondation des femmes sur le patriarcat d’Etat. « Mon féminisme, a-t-elle affirmé, est un féminisme économique », et elle a donc plutôt abordé la réflexion sous l’angle « du travail, de la rémunération et des conditions de protection » des un(e)s et des autres.

Pour ne prendre qu’un exemple : les services ne sont entrés dans la sphère marchande de l’économie qu’au XXème siècle, période avant laquelle ils se situaient dans un angle mort… alors même qu’ils étaient de fait le résultat d’un travail gratuit dans la sphère domestique, et principalement celui des femmes (notamment des mères ou épouses). Ils souffrent d’ailleurs, encore aujourd’hui, d’une forme de « dévalorisation historique. » 

Dans les faits, avant l’arrivée des « courants hétérodoxes de l’économie », « tout ce qui est produit au sein de la sphère domestique relève du privé : on ne le regarde pas, on ne le compte pas et ça n’intéresse personne. » Sur ce sujet, la prise de conscience, certes un peu accélérée depuis la crise sanitaire, dispose encore d’une bonne marge de progression !
 

Des échanges nourris  

Dans les échanges (fournis !) qui ont suivi, toute une série de questions ont été abordées, voire creusées par l’ensemble des participants, en compagnie de l’essayiste : distinction entre "production" valorisée (sphère publique) et "reproduction" de la force de travail ignorée (sphère privée) ; répartition genrée entre domaines d’activité ; porosité entre "gratuit" et "payant" ; impossibilité effective de mesurer la productivité de nombreuses tâches ; conséquences en termes de productivité de l’hypothèse d’une semaine de 4 jours ; histoires parallèles de l’essor du syndicalisme et du féminisme ; rapport et mesure du temps ; externalisation de certains services…

Ces échanges passionnants ont également été illustrés par toute une série de références à des éléments historiques (comme le dîner d’Adam Smith ou la misogynie de Proudhon) et produits culturels récents (comme la série Mad Men), mais surtout par nombre d’exemples concrets, tirés des observations et expériences vécues par chacune des personnes étant intervenues au fil de la discussion.

 

François Perrin


*Laetitia Vitaud est également la rédactrice de Nouveau Départ, un média dédié à l’après-crise

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