Afev/Temps Commun : (visio-)conférence avec le journaliste Jean-Marie Godard

Deuxième temps du partenariat de l'Afev avec Temps Commun, société de conseil cofondée par Denis Maillard et Philippe Campinchi. Après le webinar avec le sociologue Jérôme Fourquet le 21 avril, se tenait le 26 mai une viso-conférence réunissant les équipes deux deux structures, les acteurs du think-tank de jeunes décideurs d'avenir Social Demain, autour du journaliste Jean-Marie Godard. Ce dernier, suite à une immersion d'un an auprès des forces de police (Paroles de Flics, 2018) puis au sein des services d'urgence (Bienvenue aux urgences, 2019), en avait beaucoup à raconter sur les "premiers de tranchées", premières lignes de toutes les crises récentes...   Autour de Jean-Marie Godard et des organisateurs, par écrans interposés, on retrouvait pour l'Afev ses Directeurs Christophe Paris et Tanguy Tollet, son Directeur du développement urbain Jérôme Sturla, des représentants de l'Occitanie (Soizic Ghandour), de l'Auvergne/Rhône-Alpes (Frédéric Delattre), du Grand-Est (Virginie Hugault, Fanny Sarron), d'Île-de-France (Juliette Poirson), de Normandie (Alexandra Duhamel) ou de Bretagne/Pays-de-la-Loire (Stéphane Tiret). Étaient aussi présents, pour la promotion Social Demain la directrice de l'association Possible Léa Grujon, Jocelyn Munoz du cabinet Occurrence et Lauriane Domette, du cabinet Plein Sens Présenté par Denis Maillard comme un « journaliste social au départ [pour l'agence American Associated Press, ndlr], désormais responsable du fil Sécurité de l'AEF », Jean-Marie Godard s'est spécialisé au travers de ses enquêtes et ouvrages sur « les premières lignes, qu'il s'agisse de l'hôpital, de la police, des enseignants. » Il s'agissait ici d'en dresser le « portrait, en lien avec ce qu'il en voit aujourd'hui » suite aux crises, déclarations et troubles récents (épidémie mondiale, propos de Camelia Jordana sur la police...).   Flics, personnel des urgences : premières lignes « En couvrant le social, introduit Jean-Marie Godard, j'ai été amené au fil de ma carrière à m'intéresser à de nombreux conflits sociaux, pas toujours calmes, à énormément de manifestations », et donc à interroger l'équilibre entre maintien de l'ordre et démocratie, « toujours compliqué à trouver. » A l'occasion de son livre La France qui gronde (2017), coécrit avec Antoine Dreyfus, il a commencé à aller « à la rencontre de la France silencieuse, des grandes villes aux villages, juste avant la campagne présidentielle de 2017. » Ce qui l'a poussé à se rapprocher de policiers de terrain « qui avaient envie de parler avec moi, puis à passer une année "derrière l'uniforme", en abordant ce qui fait la vie personnelle et professionnelle de ces premières lignes de la République. » Patrouilles « complètement à l'arrache, sans aucune autorisation, en [se] fondant complètement dans le décor », entretiens au long cours, « à bâtons rompus et sous garantie d'anonymat », invitations dans les repas de famille... un dispositif informel, si fructueux qu'il a décidé de le remettre en place (de manière plus officielle) avec les services hospitaliers. « J'ai découvert des mondes et pris encore plus conscience de l'importance capitale de ces services », au point de continuer à les suivre avec attention aujourd'hui, de « vrais liens d'amitié » ayant été noués sur la période. Il a notamment indiqué, d'ailleurs, avoir été « impacté personnellement par deux suicides de policier avec arme de service. » Concernant la situation actuelle, il a constaté « une sorte de continuum entre policiers et personnel soignant, le côté "démerdez-vous", avec ce sentiment d'avoir au-dessus d'eux des approches politiques sans vision sur le long terme et l'impression de décalage entre une hiérarchie qui se dit "jusqu'ici tout va bien", et sur le terrain des gens qui sont souvent obligés d'improviser. » Et concernant le "Ségur" annoncé de la santé, il livre un constat amer : « Il aura fallu une crise sanitaire majeure pour que le Président de la République donne l'impression de reconnaître qu'il n'avait pas réellement pris conscience des problèmes et de l'importance des personnels auparavant. »   Méthodologie, définitions Interrogé par Léa Grujon sur son éventuel intérêt pour les agents de l'administration pénitentiaire et sur les grandes disparités entre territoires, Jean-Marie Godard a confirmé sur le premier point un projet de livre sur le sujet, ralenti par le fait que « le monde des prisons est encore plus fermé » ; sur le second point, il a pu souligner « l'immense adaptabilité des services d'urgences, en fonction du terrain sociologique local » (vieillissement de la population et désert médical à Vichy, action sociale et accueil des migrants ou mineurs isolés à Saint-Denis ou à Marseille, clientèle exigeante dans les Hauts-de-Seine...). Dans tous les cas, il a pu aussi constater que « les personnels aiment faire ça, même s'ils râlent : de toute façon, les gens qui n'aiment pas ça ne font pas long feu aux urgences... » Ainsi, ce qui l'a marqué, « y compris dans la police (ce qui peut paraître plus surprenant), c'est l'humanité, même exacerbée parfois dans la colère : il y a un attachement viscéral à la droiture et à l'honnêteté, chez les flics, et une hyper-disponibilité, une hyper-adaptabilité des personnes soignants. »  Se joue en revanche dans la police un enjeu générationnel, très préoccupant, entre « ceux qui ont une cinquantaine d'années, du recul et une capacité à "déconnecter" en sortant du commissariat, et les plus jeunes, qui sont rentrés dans la police en 2015, sur fond de Vigipirate, de manifs violentes, de vidéos prises par les portables et de menaces terroristes. Eux, ceux de la "génération Magnanville", se vivent – et leur entourage en premier lieu - comme dans une citadelle assiégée, et se sentent flics 24H/24, ramenant l'arme à la maison... » Quant au personnel des urgences à l'hôpital, il est en quelque sorte gangrené par une souffrance pourtant considérée comme tabou, « avec des burn-outs qui atteignent même les chefs de service, dont on ne parle pas et qui n'est pas prise en charge. » Ainsi, dans la police comme à l'hôpital, le sentiment de responsabilité induit des effets pervers : « Si je m'arrête, ce sont les collègues qui devront assurer, et avec plus de travail puisque je serais absent. » Sur sa méthodologie, il a indiqué à Lauriane Domette avoir été bien accueilli par la majorité des directions d'hôpitaux, « qui ont joué le jeu », avec « une fois à l'intérieur, aucune tentative de contrôle de mon boulot » - ce qui a bien entendu contribué à libérer la parole, « y compris d'ailleurs celle des chefs de services. » Quant à la police, « où il y a une défiance très forte du terrain par rapport à la hiérarchie » (croissante au fur et à mesure de la montée jusqu'au Ministère), les déconvenues initiales liées à ses demandes auprès de la Préfecture de police de Paris, de Beauvau ou de la Direction générale de la Police nationale (parfois liées à « une méthode classique des services de communication : accueil chaleureux, puis silence radio pendant des mois ») ont eu un effet inattendu et bénéfique : « Ces fermetures de portes ont permis de m'en ouvrir encore plus en bas, sur le terrain », quand il a stratégiquement fait part à ses interlocuteurs des réticences communicationnelles de la hiérarchie. Y compris via de réelles prises de risques de la part des interlocuteurs, à l'instar de cette patrouille de nuit à laquelle il a participé sans que le commissaire en soit informé...   Gilets jaunes et banlieues chaudes Jocelyn Munoz, ayant grandi en ZEP, a quant à lui tenu à revenir sur aux relations tendues entre policiers et Gilets jaunes et sur la pertinence des propos de Camélia Jordana (notamment concernant les agissements de la BAC en quartiers Politique de la Ville). Ayant suivi les manifestations (dont celle du 1er décembre 2018) « des deux côtés », le journaliste invité a indiqué que plusieurs de ses contacts policiers avaient déploré l'usage des LBD en opérations de maintien de l'ordre dans une foule. Pour lui cette séquence a en outre mis en confrontation « des gens qui ne sont pas les manifestants traditionnels, n'ont pas les codes des manifs » et « en première ligne non pas seulement des CRS et gendarmes mobiles mais des renforts [BAC, police secours, BRI, OPJ « spécialisés dans les délits routiers », compagnies d'intervention, adjoints de sécurité] puisés un peu partout par des politiques dépassés... » Avec des conséquences, du fait de cette impréparation généralisée des interlocuteurs, forcément néfastes.  Sur le deuxième point, « la question des relations police/jeunes de banlieue est inépuisable », la problématique centrale concernant la formation des personnels : « La grande majorité des jeunes flics qui sortent de formation (souvent issus de petites villes ou villages, n'ayant parfois jamais eu le moindre contact avec un jeune issu de l'immigration) est absorbée par l'Île-de-France, à Nanterre ou Clichy-sous-Bois... » Après six ans à essuyer « insultes et crachats » avant d'obtenir une mutation, « la vision est forcément totalement biaisée et conflictuelle avec ces jeunes – pour certains, toute la carrière sera marquée par cet épisode. » Ainsi peut naître « un racisme de bêtise et de méconnaissance. »   Et demain ? Au niveau de l'Afev, les questions ont aussi été nombreuses : de Christophe Paris, sur l'état des lieux des urgences, pour lesquelles selon Jean-Marie Godard la situation n'est pas seulement dû au manque de moyens,  à l'incurie des politiques ou au management des services (mais au fait que « chacun est roi dans son jardin, que de terribles guerres d'ego existent ; le fonctionnement lui-même des services peut aussi pêcher »). De Soizic Ghandour, sur les représentations mutuelles entre policiers et administrés : « Le problème est effectivement un problème d'image réciproque, a répondu l'auteur de Paroles de flics, aujourd'hui exacerbé par les réseaux sociaux dont Twitter, où c'est vraiment un camp contre l'autre. » De Jérôme Sturla et Frédéric Delattre, en désaccord relatif, sur l'arbitrage entre sentiment de service public et éventuel glissement des jeunes générations de policiers (comme de l'ensemble des citoyens) « vers des ordres politiques plus autoritaires que par le passé, où ils étaient des auxiliaires de la démocratie. » Sur ce point, Jean-Marie Godard a constaté : « Je pense que le risque est réel, surtout chez les plus jeunes flics, comme au sein de tous les personnels en contact direct et difficile avec le public, même s'il est très malaisé de le quantifier – à ce titre, une enquête quantitative et qualitative serait nécessaire. Le pouvoir politique a selon lui une grande responsabilité dans cette tentation croissante pour le vote Front National. »  Ainsi, « la perte de sens de la mission, et le sentiment d'être isolés en première ligne » provoquent à la fois burn-out et tentations autoritaires – un constat confirmé par le fait qu'en période d'attentats par exemple, le nombre de suicides policiers baisse, les agents acquérant alors le plein sentiment de leur utilité sociale ; ou par celui de la hantise principale des policiers, à savoir être "Interdit de voie publique" (soit, désarmé et, en quelque sorte, considéré comme paria par les collègues). Parallèlement, le décalage ressenti entre le sentiment d'être sur le terrain aux prises avec le réel, y compris dans son acception la plus dure, et celui d'une vision exclusivement comptable en haut lieu (orchestrée par les « costards-cravates »), souffle sur les braises et aggrave les états dépressifs. Ceci sans minimiser, bien sûr, la nécessité que des gestionnaires soient en mesure de « tenir les cordons de la bourse ».   François Perrin

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