TRIBUNE - Les enfants qui ne lisent pas sont spoliés

Afev lecture

L’enjeu de la lecture et de son impact dans la trajectoire éducative, personnelle et culturelle des enfants et des jeunes est une évidence. Aussi, réduire les inégalités en la matière fait théoriquement consensus. Dès lors, deux questions se posent qu’il nous faut résoudre collectivement : comment procéder ? À quel niveau de priorité posons-nous ce débat en termes de politique publique ? Un an après que la lecture a été déclarée Grande Cause nationale, il est crucial de porter notre attention sur les jeunes issus des quartiers les moins favorisés dont certains sont persuadés que les livres, objets d’intimidation, “ne sont pas pour eux”. Imagine-t-on quelle panique saisit un enfant à qui on demande, avec la meilleure volonté du monde, de choisir un livre dans les rayons d’une bibliothèque si il ou elle n’a pas eu l’occasion de forger son goût de lecteur ?

Une politique volontariste entamée par la répartition inégale des moyens 

Bien sûr, beaucoup est fait par des alliances d’acteurs ancrés dans les territoires les plus fragiles : équipes éducatives, collectivités, associations... Mais nous ne pouvons aujourd’hui nous en satisfaire si nous percevons chaque enfant qu’on nomme “éloigné du livre” comme en réalité “empêché de lire”. Si l’on considère que la lecture, au-delà d’être une compétence technique est une puissance individuelle alors, disons-le crûment : les enfants qui ne lisent pas sont spoliés.

Avec son réseau unique de 15 000 bibliothèques, son prix unique du livre, son pass Culture et bien d’autres dispositifs, la France a de quoi être fière de sa politique de lecture publique. Mais la lecture est un trésor inégalement réparti.

L’enquête Afev1 menée auprès des enfants de l’éducation prioritaire montre, dans le prolongement de celle du CNL, que, comme les autres, ils disent aimer lire (seuls 7% d’entre eux n’aiment pas lire), mais qu’il y consacrent peu de temps. Avant de se coucher, seul un tiers des enfants lit. Plus inquiétant, près d’un quart des enfants en difficulté scolaire n’aiment pas lire.

Les enfants issus de milieux populaires qui lisent le soir (oui, il y en a !) sont ceux qui voient leurs parents lire. Comme chez leurs camarades de milieux plus aisés, les usages de lecture des familles forgent très largement leur rapport au livre. Ainsi, à qui profite la lecture ? Aux enfants à qui les parents (bien souvent, les mères) lisent le soir.



1“La lecture chez les jeunes issus de quartiers populaires”, enquête réalisée en juillet 2023 pour l’Afev et l’Unaf par Trajectoires Reflex auprès de 532 jeunes en éducation prioritaire et 105 Apprentis solidaires (jeunes en prépa apprentissage à l’Afev). Enquête publiée le 27 septembre à l’occasion de l’édition 2023 de la Journée du refus de l’échec scolaire.

« Faites-les lire », s'exclament certains. Indiscutablement, mais comment ? 

À la question opérationnelle, il faut répondre par le pragmatisme et sortir pour cela d’une vision globale, surplombante. Concevoir une approche par le local, territoire par territoire, en s’appuyant sur le formidable réseau des médiathèques ; ici et là, reconstruire les BCD moribondes, porter le livre où il n’est pas ( lecture en bas d’immeubles, dans les jardins, les laveries, déployer des fêtes du livre...) ; rendre les lieux de lecture les plus ouverts possible en termes d’accès et d’horaires.

Pour tout cela, il faut bien sûr des personnes (donc des moyens) : accompagnateurs ou médiateurs du livre ; professionnels ou bénévoles, tous deux sont nécessaires pour construire un « aller vers », indispensable pour toucher les publics là où ils se trouvent.

Il faut aussi envisager la mobilisation des parents comme ce qu’elle est, soit le cœur battant de la transmission de la lecture. Ni la culpabilisation, ni l’injonction ne fonctionneront avec les parents - a fortiori ceux qui se sentent aussi intimidés que leurs enfants face au livre. Mais certains programmes d’engagement parental dans la lecture ont fait leurs preuves et gagneraient à changer d’échelle comme l’Accompagnement vers la lecture de l’Afev où des étudiants interviennent à domicile pour lire individuellement à des enfants en impliquant progressivement les parents, ou l’opération “Des livres à soi” portée par le Salon du livre et de la presse jeunesse, soutenu par le Ministère de la Culture, qui forme les parents de milieux populaires à la littérature jeunesse.

Faire cesser le délit d'initiés

À la question politique, il faut répondre par l’utopie. Commençons par tordre le cou à cette expression doucereuse de « lecture plaisir », comme si la lecture rimait avec torture et devait être accompagnée d’un mot « gentil » pour l’adoucir. Comme s’il y avait une barrière entre la lecture dans l’école et la lecture hors l’école ; comme si l’on souhaitait restreindre l’ambition que l’on apporte à la lecture pour les enfants des territoires défavorisés. Notre ambition doit être autre.

La France est championne en matière d’inégalités, comme le pointent régulièrement les rapports de l’OCDE. Nous vivons dans un monde de plus en plus ouvert, de plus en plus global, de plus en plus complexe, infini en matière de savoirs et d’informations. En parallèle, nous favorisons l’enfermement et le cloisonnement géographique, idéologique, affectif... Dès lors, ce monde plein d’opportunités n’appartient qu’à ceux qui sont mobiles, à ceux qui sont agiles, à ceux qui ont le capital humain, émotionnel, social, poétique - ces agilités acquises pour vivre pleinement dans ce
monde ouvert.

La lecture apporte ce capital, le construit. Alors, soit nous restons “entre lecteurs” et perpétuons ce “délit d’initiés”, soit l’on assume que lutter contre les inégalités impose d’apporter à tous et toutes le livre, et plus que le livre, la littérature.
 

Signataires
Marie Desplechin, autrice littérature jeunesse, marraine 2023 de la Journée du refus de l’échec scolaire 
Eunice Mangado-Lunetta, directrice des programmes de l’Afev
Insa Sané, écrivain et chanteur
Anaïs Sautier, auteure jeunesse
Sophie Van der Linden, critique littérature jeunesse
Sylvie Vassalo, directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil

 

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L'Afev et la lecture