Le 14 mars 2024 au Quartier Libre de Rouen se tenait la Journée du Refus de l’Echec Scolaire (JRES), édition normande, organisée par cette Délégation régionale de l’Afev, avec les CEMÉA de Normandie et Normandie Livre & Lecture (N2L). Soit l’occasion, après la JRES nationale du 27 septembre 2023, de donner cette fois la parole aux acteurs locaux, en présence de la Directrice des programmes de l’Afev, Eunice Mangado-Lunetta, autour du même sujet : « Tous égaux face à la lecture ? ».
Dès l’introduction, Alexandra Duhamel, Déléguée Régionale de l’Afev Normandie, a replacé l’événement dans son contexte : « L’Afev est une association nationale de lutte contre les inégalités socio-éducatives, présente presque partout en France, et cela fait seize ans que, chaque année, elle porte un sujet lié aux inégalités de parcours et en fait un événement national, au siège du journal Le Monde. » Tous les acteurs impliqués localement étaient « convaincus de l’importance de cet enjeu de la lecture » - cette dernière étant à la fois « un enjeu sociétal de politique publique, qui touche des centaines de milliers d’élèves et d’enfants », et « quelque chose d’individuel, de très personnel, d’intime. »
Ainsi, puisque « la lecture est un endroit où les inégalités se révèlent, se cristallisent », il importait de se demander « quelle est sa place dans les quartiers prioritaires - la place du livre, de la rencontre avec un livre ? » En effet, « la lecture est un levier de transformation sociétale, un levier de rattrapage des inégalités, et c’est pour cela qu’elle doit être une priorité des politiques publiques. » Alexandra Duhamel a alors cité les propos de Marie Desplechin, marraine de la JRES 2023/2024, notamment autour de l’idée que si l’on peut « choisir de se priver du droit de lire, encore faut-il déjà, au préalable, en posséder la pratique. » Or, « pour quantité d’enfants, a-t-elle poursuivi, ce n’est pas le cas. Je considère donc qu’ils sont spoliés. » C’est d’ailleurs « ce qui meut, sans doute, les 1 200 engagés à l’Afev en Normandie » - dont certains étaient présents dans la salle.
Partenaires… et alliés
L’un après l’autre, trois partenaires importants de l’Afev Normandie, très impliqués dans l’organisation de cette journée, se sont alors relayés à la tribune.
D’abord Sophie Noël, Directrice de Normandie Livre & Lecture, « l’agence de coopération des métiers du livre en Normandie », qui s’est dite « ravie de cette journée, construite à trois entités », et a rappelé à quel point, « et ceux qui [la] connaissent le savent, cet enjeu de la lecture est important pour [elle]. » Dans les faits, N2L vise à « fédérer, rassembler les professionnels du livre, qui contribuent finalement tous, chacun à leur place, à fabriquer cet objet-livre et à le passer, le diffuser auprès des lecteurs. » Pour ce faire, leur action « repose sur trois piliers : l’accompagnement des professionnels dans le développement de leurs compétences et leur mobilisation ; la valorisation de la filière en Normandie, pour faire découvrir son système de création et de diffusion » (via les bibliothèques, les manifestations littéraires…) et « le développement de la lecture » en tant que telle.
Sur ce dernier champ, là encore, « trois modalités de mise en œuvre concrète » : l’outillage des professionnels (journées de sensibilisation, formations, méthodologies de travail), notamment pour « aller vers les publics qui ont un accès moins facile à la lecture » ; la « mise en relation, le travail collectif avec d’autres acteurs » ; et enfin « certains dispositifs propres » (à destination des quartiers prioritaires, des personnes en situation de handicap, en milieu fermé…). Pour conclure, elle a souligné l’importance de « la mobilisation de toutes les forces », et le fait qu’il « n’y a pas de mauvaise lecture. L’important, c’est avant tout le plaisir de lire. »
Sophie Noël a alors passé la parole à Hervé Roué, responsable du Pôle Culture de l’association des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMÉA), une « association nationale d’éducation populaire qui a plus de 80 ans. » S’il s’agit bien d’une « association nationale, et pas d’une fédération », elle repose sur « un réseau d’associations territoriales, qui ont chacune sa manière de travailler en partenariat avec les institutions du territoire. » Or, la spécificité des CEMÉA de Normandie est de disposer « d’un pôle culture assez développé », en lien très fort, historiquement, avec le Conseil régional (notamment sur « une saison de spectacles à destination de lycéens et d’apprentis »), qui leur permet de travailler à « l’accompagnement culturel, à faire le lien entre les structures culturelles, les propositions artistiques et les publics. »
Ceci afin d’aider « chacun à développer son esprit critique, son goût, ses émotions, et à tisser un rapport sensible aux œuvres. » A ce titre, il leur semblait logique de s’associer à cette journée, « parce que nous avons participé déjà à quelques projets avec l’Afev », et que « c’est la question de la jeunesse, et également de l’accessibilité » qui était ici posée. Pour Hervé Roué, il est important de se demander « comment on fait réseau, comment on fait partenariat, comment on s’appuie sur les capacités et les forces de chacun tout en étant vigilants à la place de chacun, pour que tous puissent s’y retrouver pour construire et porter un projet commun ? »
Pour conclure ce premier temps, Idyll Bottois, Conseillère pour le livre, la lecture, les archives et la langue français à la DRAC de Normandie (qui « représente le Ministère de la Culture en région, avec un site à Caen et un à Rouen »), était également présente, notamment pour expliquer son rôle : « Accompagner le développement des projets de lectures publiques, de constructions de médiathèques, de manifestations littéraires, mais également l’aspect économique du livre (librairies, auteurs, maisons d’édition, etc.). » En effet, « le Ministère de la Culture met en place une politique d’accessibilité à la culture au plus grand nombre, qui se traduit notamment par le travail sur les droits culturels, mais également dans le développement de la santé culturelle. »
Ce concept de « santé culturelle », forgé par la psychologue et psychanalyste Sophie Marinopoulos (dans son rapport Une stratégie nationale pour la santé culturelle), revient à dire que « les enfants, et notamment les tout-petits, ont besoin de culture, et notamment de livres, qui sont essentiels à leur développement. » D’où la mise en place de « nombreux dispositifs déployés, qui visent à réduire les inégalités d’accès aux livres », à « sensibiliser les tout-petits, mais également leur entourage » (notamment en offrant « un livre à la naissance » ou via les programmes Des livres à soi ou Lecture Loisirs). Idyll Bottois a également parlé de la situation de l’illettrisme en Normandie, et d’un dispositif plus local, « Coup de jeunes en librairie ! », initié par la DRAC et l’Académie de Normandie, à destination des collégiens et lycéens, ainsi que des Contrats territoire-lecture (CTL), signés « entre la DRAC et une collectivité, sur un territoire, pour développer la lecture publique en partenariat avec la bibliothèque, mais également tous les partenaires sociaux et culturels. »
Deux tables-rondes particulièrement riches
La première portait sur la mobilisation des acteurs de terrain, la seconde sur l’importance du travail en réseau. Les deux tables-rondes qui ont suivi – après la présentation par Eunice Mangado-Lunette des résultats de l’enquête Trajectoires Reflex de cette année - ont permis en tout cas à un grand nombre d’acteurs et de participants de réagir et de donner leur point de vue sur les actions à mener. Pour le premier temps, rythmé par l’idée que si « le rapport au livre est intime, il faut pour que cet intime existe qu’il existe un réseau, des partenaires, des tiers œuvrant pour la mise en lien », les deux premières intervenantes étaient Ramata Sy et Pauline Langlois, respectivement Chargée de développement mentorat et actions éducatives à l’Afev de Rouen et mentore à l’Afev.
Ramata Sy est ainsi revenue sur ce qu’est le mentorat au sein de l’association : « Depuis 1992, l’accompagnement personnalisé d’un jeune entre quatre et dix-huit ans par un étudiant bénévole, qui s’engage deux heures par semaine, autour de l’ouverture culturelle, de la mobilité, de l’aide aux devoirs – en fonction des besoins du jeune. » Ainsi, sur toute la France en 2022 2023, 500 quartiers prioritaires avaient pu être touchés par cette action principale et historique de l’Afev. Pour la seule Normandie, 1 129 jeunes avaient ainsi été accompagnés (dont des « Enfants nouvellement arrivés sur le territoire français »), en lien avec « le programme de réussite éducative, avec les établissements scolaires de la maternelle au lycée », mais aussi « d’autres structures, comme l’Aide sociale à l’enfance ou les centres médico-sociaux. » De son côté, Pauline Langlois – mentore depuis septembre 2023, et qui se destine à devenir « professeur des écoles dans le premier degré » - a expliqué concrètement en quoi consistait, pour elle, le suivi, au sein d’une médiathèque de Maromme (76), de la petite Jade, élève en classe de CP (c’est-à-dire « pendant une année-charnière pour l’apprentissage de la lecture. »)
Puis ce fut au tour de Corinne Do Nascimento, Coordinatrice de l’association Lire à voix haute Normandie, de venir présenter sa structure « de "prévention" culturelle, créée en 1998 » dans le quartier des Hauts de Rouen, et qui vise à « favoriser la rencontre, dès le plus jeune âge des enfants, et de leurs parents, avec les littératures jeunesse. » Ceci passe par « l’idée de déplacer les livres et d’aller rencontrer dans un quartier, sur un petit territoire, les enfants et leurs familles », dans la mesure où « le goût de la lecture, la façon dont on s’en empare » sont selon elle « très liés à la façon dont, à l’environnement dans lequel on a rencontré les livres. » D’où l’importance, aussi, apportée à l’idée que « c’est l’enfant qui reste à l’initiative de ce qui est en train de se passer pour lui pendant cette séance de lecture » : il choisit les livres, lit à son rythme, comme il le souhaite. Ainsi, « l’adulte n’est plus dans cette posture du "je te lis" quelque chose, mais plutôt "c’est toi qui explore, et je t’accompagne dans cette exploration". » Il s’agit donc bel et bien « d’un travail de dentelle », qui s’inscrit « sur le temps long » et repose « sur un maillage territorial. »
Pour le dernier temps de cette première table-ronde, Marie Perrier, Directrice de la médiathèque Le Séquoïa et Noémie Balzac-Larcier, coordinatrice de soutien parental pour la Ville de Maromme, étaient là pour présenter la mise en œuvre effective d’un dispositif : l’expérience Des livres à soi. Un projet « largement porté par les DRAC », existant depuis 2018 et à l’échelle nationale depuis 2020, « qui a la spécificité de s’adresser aux enfants et aux familles », dans la mesure où « on peut mener des actions qui fonctionnent très bien dans les structures de petite enfance, à l’école, mais s’il n’y a pas de livres à la maison, la continuité ne se fait pas. » Un projet également « transversal, parce qu’on travaille au sein du territoire avec plein de professionnels de l’enfance, très divers. » Ainsi, à Maromme, une vingtaine de professionnels travaillent dans ce sens, « pour la troisième année consécutive », au fil chaque année d’une « fête d’ouverture » suivie de « six ateliers progressifs » à destination « de familles très éloignées de la culture, pour plein de raisons différentes » (allophonie, précarité économique, illettrisme…).
Après une première séance de questions, retour sur trois autres actions de terrain, « à la maison » (Des livres des histoires, à Caen), « dans les médiathèques » (les Volontaires en résidence de l’Afev) et « à l’école » (la Fabrique des Débats avec le lycée Fresnel à Caen), avec la mise en lumière de « l’importance du travail en réseau. » Sur le premier et le troisième dispositif, c’est Hervé Roué, pour les CEMÉA qui était à la manœuvre, pour raconter leur genèse et les décrire : dans un cas, il s’agissait d’installer, dans chaque quartier QPV de Caen, « un artiste dont l’œuvre tourne autour du texte, du livre » et qui, « en travaillant avec les partenaires du territoire et les parents, crée à chaque fois un outil unique, que les seconds pourront se réapproprier. » Dans l’autre, il était plutôt question de « faire en sorte de pouvoir disposer d’un public prêt à intervenir, qui soit moteur » au moment des échanges avec les auteurs au cours des salons du livre – que le public « soit vraiment partie prenante des rencontres. » D’où l’idée d’organiser des débats avec des élèves d’un lycée de Caen, autour d’œuvres littéraires, mais aussi cinématographiques ou théâtrales – et ce, en lien avec les auteurs.
Concernant les Volontaires en résidence de l’Afev, et plus précisément les Ambassadeurs du Livre (ADL), étaient présents à nouveau Ramata Sy, mais également Mathieu Lenoble, Chargé de développement local Actions éducatives à l’Afev de Rouen et Samantha Hendrix, Volontaire en service civique à l’Afev sur l’année 2022/2023. Ils ont ainsi pu expliquer en détail les tenants et aboutissants de ces programmes particuliers, visant principalement à « envoyer une équipe de jeunes en Service civique dans les établissements scolaires, pour agir sur le climat scolaire et favoriser l’épanouissement des jeunes dans les lycées, les collèges et les écoles »… et plus précisément, pour les ADL, à « mener des actions, dans les bibliothèques, les écoles maternelles et élémentaires, visant à valoriser l’objet-livre auprès des enfants » (notamment allophones). Sur ces programmes, l’innovation et la recherche de nouvelles formes d’action sont particulièrement de mise, révélatrices d’un dynamisme et d’un tissu partenarial en permanent renforcement. Samantha, ainsi que Zaïna et Anaïs, étaient d’ailleurs là pour décrire précisément, dans les faits, comment l’action se menait localement, au jour le jour (notamment au collège Georges-Braque de Rouen), les poussant « à s’adapter en permanence » - ce qui leur permet d’acquérir « des compétences précieuses. »
Une conclusion politique… et slammée !
Le parrain de cette édition normande de la JRES, l’écrivain, rappeur, slammeur et comédien franco-sénégalais Insa Sané, qui « depuis le début des années 2000 sillonne tout l’espace francophone à la rencontre de collégiens, de lycéens, d’étudiants, de gens qui sont détenus en prison… », est ensuite revenu sur son parcours personnel, et surtout sur son rapport au livre, tant individuel (son père était imprimeur à Sarcelles, « nos murs étaient tapissés de bibliothèques ») que collectif (« la France a sacralisé le livre, elle est LE pays du livre »). Il a notamment analysé la réponse que lui a faite son frère, lorsqu’Insa lui a reproché de ne plus lire alors même qu’ils baignaient dans un environnement particulièrement riche à ce niveau : « Il n’y a aucun livre qui qui parle de moi. » Ce qui lui a permis de revenir sur l’absence, pendant longtemps, de personnages noirs considérés positivement au sein des différentes œuvres culturelles.
Réagissant aux propos de la matinée, il a ensuite braqué les projecteurs sur « le rôle de la mère » (qui, pour le coup et dans son cas propre, était plutôt tenu « par [son] père, qui [lui] a raconté des histoires agréables »), et donc sur le fait qu’a contrario les hommes doivent aussi prendre leur part dans l’apprentissage de la lecture (« sans [se] sentir diminué[s] dans [leurs] attributs d’homme[s] ») ; sur « ce fantasme absolu, dans le monde occidental, selon lequel l’Afrique serait une civilisation exclusivement orale », alors même qu’au Moyen-Âge, « les plus grandes villes du monde, les plus développées, se situaient en Afrique. » Or, « vous pensez sérieusement qu’on peut administrer une grande ville sans maîtriser l’écriture ? » Et, enfin, sur l’importance du concept de « lecture-justice », de « rendre justice à ceux qui ne se sentent pas légitimes face aux livres, quand ils entrent dans une bibliothèque, une médiathèque, une librairie », alors même que « l’identité française, la culture française est toujours mouvante, se construit tous les jours, au quotidien et, en général, naît plutôt dans les faubourgs... » Là réside, à ses yeux, le vrai chemin de l’émancipation.
Enfin, après une série d’ateliers (échanges d’expériences, de pratiques, formation courte sur la lecture à voix haute, ciné-débat), la journée fut ponctuée par un mot d’Eunice Mangado-Lunetta, qui est notamment revenue sur la tribune « Les enfants qui ne lisent pas sont spoliés », écrite puis cosignée à l’issue de la JRES nationale de 2023 par les autrices Marie Desplechin, Anaïs Sautier, Sophie Van der Linden, la Directrice du SLPJ de Montreuil Sylvie Vassalo, ainsi qu’Insa Sané et elle-même. Selon elle, alors même que « nous vivons dans un monde de plus en plus ouvert, de plus en plus global, de plus en plus complexe, infini en matière de savoirs et d’informations, nous favorisons l’enfermement, le cloisonnement géographique, idéologique, affectif. » Dès lors, « ce monde plein d’opportunités n’appartient qu’à ceux qui sont mobiles, agiles, à ceux qui disposent du capital humain, émotionnel, social, poétique. » Un choix s’impose alors : « Soit nous restons entre lecteurs, perpétuant ce délit d’initiés, soit nous assumons que lutter contre les inégalités impose d’apporter à tous et à toutes, plus que le livre : la littérature. » Suite à ces mots, comme il l’avait fait à Paris en septembre, Insa Sané a enfin offert une parenthèse de fin de cette journée… sous forme d’un slam, très applaudi par l’ensemble des participants.
François Perrin
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