TRIBUNE : « Après la crise sanitaire, éducation nationale et associations doivent faire face ensemble à l’urgence éducative »

Tribune publiée dans Le Monde, le 16 juin 2020. Face à l’éloignement du système scolaire de certains élèves pendant le confinement, « l’école ne pourra faire seule », estime Christophe Paris, directeur général de l’Afev.   Tribune. Depuis le début de la crise sanitaire, nous avons tous été traversés par des réflexions, des interrogations, des frustrations, des colères. Pour les associations mobilisées sur l’accompagnement bénévole d’élèves en difficulté, notamment au sein du Collectif Mentorat, ces sentiments se sont cristallisés autour de la question de l’éducation et de la jeunesse. D’un terreau déjà inégalitaire, nous avons glissé à la déscolarisation des jeunes les plus fragiles. Si les inégalités scolaires ne sont pas nouvelles, leur creusement est l’un des principaux résultats de cette crise. Lorsque certains enfants et adolescents ont bénéficié d’un accompagnement parental précieux, d’autres se sont trouvés « déscolarisés ». Le soutien à la parentalité dans l’accompagnement scolaire des enfants doit notamment devenir une priorité et, d’une certaine manière, une centralité.

Lien école-famille

S’agissant de la continuité éducative, il a été question de toujours plus de numérique. Avec en corollaire, la question des inégalités d’usage et d’accès au matériel. En 2016, une enquête de terrain menée par notre association montrait un fort taux d’équipement des enfants et familles des quartiers populaires. Depuis, l’accélération du déploiement des smartphones, moins appropriés au travail scolaire, s’est faite au détriment des unités centrales partagées par la famille. Or l’équipement familial est nécessaire car l’ouverture de lieux tiers où l’accès numérique est possible n’est ni suffisant ni adapté. Se pose aussi l’enjeu des usages et contenus, qui ne peut être dissocié de la difficulté à bien repérer les outils éducatifs fondamentaux que devront s’approprier les enfants et leur famille. Le lien famille-école a beaucoup évolué ces derniers mois. Si la prise de conscience de la difficulté d’enseigner a « rehaussé » l’image du métier de professeur dans les classes moyennes et supérieures (du moins jusqu’au déconfinement), qu’en est-il dans les quartiers populaires ? Malgré la multitude de situations, on note là aussi un renforcement de la situation antérieure – une distance accrue entre les familles et l’école, plus par sentiment de manque de légitimité que d’intérêt. Ce triptyque « légitimité-compétence des parents », « outils-usages numériques » et « lien famille-école », doit être repensé à l’aune des inégalités relevées.

« Raccrochage »

Une mobilisation générale concertée s’impose pour ne pas passer des fractures à la rupture. Il ressort de cette période, pour de nombreux jeunes, une prise de distance avec la scolarité qui se traduira probablement par une augmentation du décrochage. On pense aux collégiens déjà fragiles en 4e ou 3e et aux lycéens professionnels, déjà majoritaires dans les décrocheurs. Récemment, l’obligation de formation a été portée à 18 ans dans le cadre de la loi sur la lutte contre la pauvreté, mais aujourd’hui, que prévoir pour eux ? Quels processus de « raccrochage » imaginer ? L’autre enjeu, pour les jeunes qui reviendront en classe en septembre, sera de rattraper le temps scolaire perdu, de renouer le lien, de recréer du sens et de l’envie ; qu’ils ne soient pas présents uniquement physiquement. Là encore, l’école ne pourra faire seule. L’importance du présentiel, du lien humain, aura été le grand enseignement de cette période. La question du tout numérique et l’illusion de la « télé scolarité » pour tous se sont abîmées dans des liens école-élèves qui ne se sont pas seulement distendus mais tout bonnement arrêtés par manque d’une relation préexistante suffisamment forte avec l’enfant et son environnement familial – jusqu’à 40 % dans certains quartiers nous disent les acteurs de terrain. Educateurs, mentors, médiateurs scolaires… Tous ceux qui avaient réussi à tisser des liens de confiance avec les enfants et leur famille en amont de la crise ont montré que leur rôle était une pièce essentielle d’un écosystème éducatif devant articuler établissement scolaire, lieux tiers et domicile. A l’Association de la fondation étudiante pour la ville, les 8 000 mentors étudiants ont très majoritairement pu poursuivre leur action à distance grâce à la qualité du lien créé avec l’enfant et sa famille avant la crise. Ils ont assumé eux aussi la continuité éducative (l’envoi de 700 ordinateurs pour des enfants qui n’en disposaient pas s’inscrivait dans cette dynamique d’urgence). Aujourd’hui, la massification du mentorat étudiant enfant doit être enclenchée par une dynamique globale de développement du mentorat en France portée par le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse.

Engagement de la jeunesse

Enfin, la période a montré la grande fragilité économique et sociale de la jeunesse. Elle aura été un accélérateur d’inégalités dans le monde étudiant pour les jeunes en recherche d’employeur pour entrer en alternance en septembre, pour ceux dont les stages devaient se dérouler afin de valider leur année, ou encore pour ceux qui s’interrogent sur la suite de leur parcours. Certains ont perdu leur job, d’autres ont plongé dans une grande précarité et/ou renoncé définitivement à poursuivre leurs études ; d’autres ont été isolés dans leurs résidences étudiantes… Ces situations vécues viennent renforcer leur angoisse de l’avenir, déjà palpable et sous-estimée par les politiques publiques pensées par des personnes ayant grandi dans un monde plus favorable. Mais la jeunesse a une nouvelle fois démontré sa formidable capacité d’engagement, son envie d’être utile et sa détermination à faire évoluer les situations. Ils ont été des centaines de milliers à s’engager dans des actions bénévoles au travers du service civique, par des gestes de solidarité du quotidien et de proximité. Le succès des appels à mobilisation et des plates-formes numériques telle jeveuxaider.gouv.fr, en témoigne. Cet élan souligne qu’en France, contrairement aux idées reçues, l’engagement relève au moins autant d’une politique du besoin (identifier, « construire » des espaces d’engagement), que de l’offre (identifier ceux qui souhaitent s’engager). Soyons persuadés que cette capacité d’engagement est un levier essentiel pour réduire les inégalités sociales et éducatives.   Cette tribune est parue dans « Le Monde de l’éducation ». Si vous êtes abonné au Monde, vous pouvez vous inscrire à cette lettre hebdomadaire en suivant ce lien.   Christophe Paris, Directeur général de l’Afev 

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