Il y a dix ans, nous alertions l’opinion publique sur le décrochage scolaire (qui touchait alors plus de 150 000 jeunes par an) ; aujourd’hui, dans les débats nés des attentats que la France a vécus en 2015 et face à la nécessité d’y apporter aussi des réponses en matière sociale et éducative, il nous semble indispensable de prendre la mesure de l’émergence d’un phénomène nouveau, celui que l’on pourrait nommer « le décrochage citoyen ».
Des préadolescents, des adolescents, des jeunes, se révèlent en rupture avec le sentiment d’appartenance citoyen, entendu comme se sentir membre d'une cité ayant un projet commun auquel on souhaite prendre une part active.... À partir du collège, progressivement, ou de façon plus brutale, ouvertement ou pour beaucoup en silence, ces jeunes ne se vivent plus comme liés à la société à laquelle ils appartiennent, à ses convictions, à ses valeurs, à ce qui fait socle commun.
Causes ou conséquences, les informations non-officielles, les théories du complot qui circulent sur internet, les justifications à l’injustifiable deviennent autant d’éléments recherchés et approuvés. Tout ce qui est affirmé par les autorités, par les medias traditionnels ou tout ce qui peut faire consensus se trouve sujet à caution et à réinterprétation.
Nous ne faisons pas seulement face à la défiance vis-à-vis du politique qui a pu être constatée dans différents sondages d’opinion, car ces jeunes interrogés sont le plus souvent très largement intéressés par la chose publique, souhaitent s’engager, défendre des valeurs communes même si ils ne se reconnaissent plus dans le personnel politique censé les représenter. Les phénomènes d'abstention, récurrents et qui touchent l'ensemble des classes d'âge, démontrent que cet éloignement de la représentation politique n'est pas le seul fait de la jeunesse.
Ce que nous dénommons « décrochage citoyen » est plus grave car c’est une rupture. Nous sommes au-delà de la contestation, nous sommes face à un abandon de toute espérance en une société plus juste, plus fraternelle, plus libre. Ces jeunes ont des amis, des relations sociales, des activités, mais comme les décrocheurs scolaires, ils sont persuadés qu’ils n’auront dans le système, ni place, ni rôle, ni opportunité.
Les réactions complaisantes de certains jeunes, pour utiliser un euphémisme, aux attentats de janvier puis de novembre – même si dans ce dernier cas elles furent bien moins nombreuses et bien plus discrètes, et de nature très différente en fonction des âges – ont agi comme un révélateur.
Difficile à quantifier, nous sommes à l’évidence face un phénomène marginal mais bien réel qui, par le nombre de jeunes concernés, doit nous alerter. Car la radicalisation, pour ne citer qu’elle, prend en partie racine dans ce vivier de décrocheurs citoyens, appartenant à tous les milieux sociaux, tous les sexes, tous les territoires.
Pour ces jeunes en processus de rupture, il faut agir avant que cette dernière ne soit consommée. Ajouter des cours de citoyenneté, imposer des temps collectifs du type service militaire ou tout autre action dans l'objectif de créer un sentiment d’appartenance, n’aura que peu d’effet. Cette citoyenneté par injonction ne fonctionnera pas sur les décrocheurs de la citoyenneté.
Dans cette situation complexe, il nous apparaît clairement que l’âge auquel ces premiers signes sont repérés, celui de la préadolescence, de l’adolescence, doit être l’objet d’une attention toute particulière. Si jusqu’à la fin de l’école primaire les politiques éducatives sont globalement importantes, visibles et coordonnées à l’échelle des territoires, cela devient moins lisible au niveau du secondaire.
Nous appelons donc à une grande politique publique de prévention du décrochage citoyen, en direction des préadolescents et adolescents, concrètement de la 6ème au début du lycée. Elle pourrait avoir comme première traduction opérationnelle le renforcement de l’action des associations d’éducation populaire dans les établissements scolaires ; la mise en coordination de l’ensemble des acteurs sociaux intervenant auprès de ces jeunes, à la fois pour en améliorer les actions collectives et le suivi individuel de certains jeunes ; l’intégration de la question de l’engagement citoyen comme composante du parcours scolaire ; le développement d’une réponse concertée en termes de présence sur les réseaux sociaux en direction de ce public...
Une attention particulière devra être portée aux actions de soutien à l’exercice de la parentalité particulièrement difficile à ces âges. Car les parents sont les premiers à souffrir face au décrochage progressif de leur enfant auquel ils assistent, impuissants. Ce n’est ni en les culpabilisant ni en les cantonnant à des rituels républicains (comme la signature des chartes de la laïcité par les parents dans les établissements scolaires) qu’on répondra à leur réel et légitime besoin d’accompagnement.
Mais ce plan d’action que nous appelons de nos vœux ne nous dédouanera pas, ne doit pas nous dédouaner. À l’inverse, il nous engagera à réduire enfin ce décalage insupportable entre les valeurs de République et la réalité vécue au quotidien par des millions de personnes. Car ce pays, la France, reste le plus inégalitaire de l’OCDE en matière d’éducation, où les discriminations sont plus ancrées que jamais, où trop de territoires, en milieux ruraux ou urbains, sont les laissés pour compte de l’économie de la connaissance...
Créer ensemble les conditions sociales et humaines pour raccrocher l’ensemble de ces jeunes, c’est la seule voie pour, à nouveau, envisager une espérance et un avenir commun.
Par Christophe PARIS, directeur général de l’AFEV
Crédit Photo : Marie Claire
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