Pour la sociologue Marie Duru-Bellat, la mise en avant d’une nouvelle « méritocratie » des quartiers renforce la fonction de sélection de l’école sans apporter de réponse aux inégalités sociales qui, plus que jamais, influent sur le parcours scolaire.
Le mérite est une valeur en hausse, qu’il s’agisse de la « prime au mérite » offerte à certains bacheliers ou de l’avancement au mérite que l’on tente de promouvoir dans la fonction publique. La méritocratie s’inscrit dans la droite ligne du libéralisme : tout individu doit pouvoir déployer ses talents, sans être entravé ni favorisé indûment par des caractéristiques sans rapport avec ses talents personnels, comme le milieu d’origine ou les relations. Les inégalités sociales sont alors acceptables (voire justes) dès lors qu’elles sont censées découler des qualités individuelles. La méritocratie privilégie l’égalité face aux règles de la sélection, en acceptant les inégalités de position auxquelles conduit la dite sélection. La notion d’égalité des chances devient alors prioritaire, car la méritocratie ne saurait advenir si la concurrence est faussée. On promeut ainsi une certaine conception de la justice, qui conforte l’idée qu’il n’est ni possible ni souhaitable de remédier aux inégalités de situations et, par là, contribue à les rendre plus acceptables, voire à les légitimer.Sélection des meilleurs ou formation commune ?
L’école est chargée d’organiser la sélection méritocratique, mais toute la sociologie de l’éducation démontre son impuissance à contrebalancer les inégalités de naissance. Et la logique du mérite hypertrophie ce qui n’est qu’une de ses fonctions : classer les élèves. Or, si le mérite et l’égalité des chances sont un pilier central d’une école en charge de l’orientation et de la sélection vers les emplois, personne ne conteste sa fonction d’instruction de tous, et le fait qu’elle doive garantir à chaque élève une égalité d’attention et de respect. Ceci peut paraître fort consensuel, et pourtant combiner ces différents principes de justice n’est pas évident en termes de pratiques ou de politiques scolaires. Ainsi, renforcer le jeu du mérite par des dispositifs promouvant l’égalité des chances peut creuser les inégalités entre élèves, quand assurer une formation réellement commune à tous peut contrarier l’expression des mérites ou bousculer des libertés… Ou encore, les meilleurs élèves privilégient la compétition méritocratique, tandis que les plus faibles sont davantage attachés à la garantie d’un bagage commun à tous… Les consensus apparent autour de règles générales et de processus techniques visant à plus d’égalité des chances ne doivent pas faire illusion. Certes, qui peut s’opposer de manière frontale aux dispositifs visant à aplanir les difficultés que rencontrent les jeunes de certains groupes pour accéder aux grandes écoles ? Mais ces politiques ponctuelles sont toujours trop tardives. Assurer par des mesures correctrices l’égalité des chances sur la base de tel ou tel diplôme (obtenu à l’instant « T »), par exemple, ne suffit pas à garantir la reconnaissance d’un « vrai » mérite. Car on passe ainsi l’éponge sur tout ce qui s’est passé avant l’obtention de ce diplôme ; ce dernier ne saurait refléter le « vrai mérite » que s’il était garanti à un stade antérieur, parfois très ancien, où tous les individus ont bien eu la possibilité d’avoir ce diplôme, qu’ils ont choisi dans un panel d’options qui étaient effectivement ouvertes à tous.Très tôt, des inégalités qui se cumulent
Or on sait bien que les inégalités sociales entre les familles marquent très tôt le développement et la scolarité des jeunes enfants, et que ces inégalités de départ en entraînent souvent d’autres, de manière cumulative. C’est donc très tôt qu’il faut intervenir, pour compenser ces inégalités entre enfants qui doivent tout aux hasards de la naissance et de la vie. Il reste que le fait qu’on ne puisse à l’évidence éliminer tous les aléas de l’existence constitue aussi un argument pour multiplier les secondes chances, ce qui justifie des mesures, fussent-elles tardives, de discrimination positive. C’est plus l’engouement actuel pour ces dispositifs de discrimination positive qui interroge. Ne conjugue-t-on pas ainsi un objectif de justice sociale fort consensuel et un conservatisme discret sur les inégalités tout court ? Si supprimer les discriminations constitue un préalable nécessaire, parce qu’elles « troublent le jeu de la responsabilité individuelle », ceci ne suffit évidemment pas à rétablir la parfaite mainmise de la responsabilité sur les destinées, et moins encore à égaliser véritablement les chances. Car les inégalités sociales réelles ne se réduisent pas aux discriminations : même en l’absence de toute discrimination, les inégalités de conditions de vie d’une génération entraînent inévitablement des inégalités de chances pour la génération qui suit. Il est utopique de penser que, par des politiques d’égalité des chances, on pourrait produire de l’égalité dans un contexte d’inégalités. Comment l’école pourrait-elle neutraliser complètement, chez les jeunes générations, ces inégalités dont ils héritent de leur milieu social, inégalités sur lesquelles ils vont buter ensuite et qu’ils anticipent ? A l’évidence, même si on atteignait les conditions de l’égalité des chances (quant à l’accès à des positions qui resteraient inégales), l’existence de ces positions inégales ruinerait l’égalité des chances pour la génération suivante. L’égalité des chances a donc d’autant plus de probabilités d’être atteinte que l’éventail des inégalités est lui-même modéré. Et au-delà de la rhétorique méritocratique, il reste difficile de justifier les inégalités quand elles sont par trop marquées. Au total, non seulement la lutte contre l’inégalité des chances ne dispense pas d’une lutte contre les inégalités, mais engager cette seconde lutte est la voie privilégiée pour réaliser la première. Marie Duru-Bellat est sociologue spécialisé sur les questions d'éducation, professeur à l'IEP de ParisPartager cet article