« Ils sont têtus, quand même ! », lâche Awa. Quand le cours de SVT commence, ce mercredi 14 janvier, je ne m’attends pas à une remarque de ce genre. La tête prise par l’activité du jour qui consiste à comprendre les critères de classement des animaux de la mare, je ne me souviens pas que c'est ce matin que sort Charlie Hebdo, diffusé à des millions d’exemplaires, dans un grand mouvement d’émotion, des cohortes de gens faisant la queue devant les bureaux de presse. « On les a prévenus, et ils recommencent... », continue la petite élève de sixième en installant ses affaires. Dans sa voix, nulle agressivité, nulle envie de provoquer, juste un bon sens enfantin, qui se raconte l’événement du jour, et qui ne comprend pas pourquoi une telle insistance « à se moquer des Musulmans, et de représenter le prophète, alors que c’est interdit dans le Coran ».
Ce serait presque drôle, s’il ne s’agissait de l’attentat le plus meurtrier qu’a connu la France depuis longtemps, et surtout si la société française n’en profitait pour se déchirer un peu plus derrière un unanimisme de façade. Laissant les animaux dans leur mare, je réponds au niveau léger où Awa parle. « Peut-on faire du mal à des gens, parce qu’on les a prévenus ? » Puis, d’autres s’invitent dans la discussion. On revient sur les caricatures, la stigmatisation des Musulmans, le droit ou non de se moquer et de qui décide des excès et des sanctions. On interroge ce qui est dit dans le Coran, on se demande à qui s’appliquer les prescriptions religieuses, et comment faire pour vivre ensemble avec des religions différentes. Finalement, après 20 minutes d’échanges, je suis plutôt satisfait d’avoir saisi la balle au bond et, en concluant que les canards à plumes et les campagnols à poils ont beau être dans des groupes différents, ils font néanmoins partie des Tétrapodes, ceux qui ont quatre pattes, je pense vaguement que la France débattrait plus sereinement si elle reconnaissait qu’elle était composée de petites communautés d'appartenance.
Au lieu de cela, les politiques et représentants de de l‘État n’ont à la bouche que des mots-étendards : République, laïcité, liberté d’expression, dont ils semblent avoir perdu le sens. J’ai ainsi entendu stupéfait notre ministre dire à l’Assemblée Nationale le 14 janvier : « Il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves [...] et ces questions nous sont insupportables. » J’avais envie de présenter Awa à Najat, de les faire discuter, de faire comprendre à la ministre à quel point le rapport à la République - la chose commune - de l’élève, se construisent précisément dans la possibilité qui lui est offerte, comme enfant, à déployer ses interrogations, et son droit à ramener ces questions, aussi tragiques soient les événements, à des préoccupations familières. Pour Awa, vivre à Paris avec une culture différente et devoir faire avec la différence et parfois la moquerie. J’avais envie de dire à la ministre, qui se faisait fort de répondre aux va-t-en guerre de la reconquête des territoires perdus de la République, que la Place des Fêtes n’est pas un endroit à défendre. « L’école est en première ligne », ajoutait la ministre. Et peu ont relevé, jusqu’à Daniel Schneidermann récemment, qui renvoyait à « l’esprit de 14 » et à ce désir de guerre qui pénètre tout, la sémantique guerrière mobilisée depuis les attentats quand on parle de l‘école.
Ironiquement, ce qu’on entend le plus, c’est que les profs sont «désarmés» face aux élèves, quand on veut dire qu’ils manquent d’outils. J’aimerais que nous restions le plus désarmés possible, et que nous gardions en tête que si la démocratie suppose de pouvoir débattre, l’École est censée permettre de construire des cadres pour cela. Or le discours de la ministre, comme de tout le système éducatif, est pour le moins ambigu, risquant de forclore le débat en même temps qu’il le propose. « L’école sera ferme pour sanctionner et pour créer du dialogue éducatif ». La laïcité a justement été pensée il y a plus d’un siècle pour permettre que des opinions, des appartenances, puissent se dire dans un espace protecteur. C’est une notion qui est censée fabriquer du commun, alors qu’elle est trop souvent déployée pour fermer le caquet de ceux qui ne pensent pas bien. Voudrait-on que l’école soit le lieu des débats impossibles, des questions insupportables, des opinions interdites et des appartenances suspectes ?
Derrière la notion de «transmission des valeurs» serinée un peu partout, c’est une logique de la force qui est à l’oeuvre, où il s’agit moins de convaincre que d’imposer, et où l'École s’éloigne un peu plus de son idéal qui est de former des citoyens capables de se forger par eux-mêmes des opinons. Alors oui, en prenant cette voie, il n’y aura bientôt plus qu’à détecter ceux qui se radicalisent, le mutisme et le retrait sur soi, comme vont apprendre à le faire les chefs d'établissements bientôt formés. « Le tropisme républicain se révèle contre-productif du point de vue de l’appartenance nationale », rappelait récemment Didier Lapeyronnie. Il y a une nouvelle mécanique démocratique à inventer, qui cesse de penser l’intégration selon les cadres censés avoir réussi par le passé.
J’ai mis une semaine à comprendre que cette minute de silence était une absurdité éducative, la fabrication d’incidents qu’on a beau jeu après coup de déplorer. Faire semblant que nous sous sommes tous ensemble unis, et montrer du doigt ceux qui ne jouent pas le jeu. Les morts n'étaient pas encore morts qu’il fallait déjà mettre debout et en silence tous les enfants de France. Il aurait fallu beaucoup parler, beaucoup écouter, beaucoup discuter. Le dialogue vrai, aussi éprouvant qu’il puisse être, est le meilleur garant de la chose publique que nous voulons défendre. Le sociologue Richard Sennett, dans son dernier livre, Ensemble, pour une éthique de la coopération, oppose la solidarité, qui répond à un besoin de faire front, d’être unis coûte que coûte, au nom de valeurs transcendantes, à ce qu’il appelle la socialité, qui permet à chacun de se singulariser, c’est-à-dire de se construire comme unique, par la capacité à participer au débat public. Quel horizon voulons-nous proposer à notre jeunesse : la Nation comme creuset, référée à un instance supérieure ou bien l’horizontalité des rapports entre individus qui cherchent ensemble à s’émanciper ?
Ce matin, j’entends que les écoles primaires de mon quartier bruissent de mouvements de parents, qui veulent désormais éviter le collège de secteur, pour ne pas sacrifier leurs enfants. Ce qui est en cause, ce n’est tant pas ces élèves décrocheurs et indisciplinés, que ceux qui provoquent des incidents en défiant la laïcité. En effet, pour quelle raison se mélanger, si on ne peut plus faire parler de nos différences et que tout devient suspect ? Je repense à Awa, avec une immense colère. Comment on fait de toi, et de tes questions qui gênent, le symbole et la cause des obstacles à la mixité sociale.
Jérôme Musseau, enseignant SVT, Paris 19ème
Avec l'aimable autorisation de Plantu
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