Emmanuelle Annoot : « A quelles conditions une université peut-elle transformer la société ? »

Maître de conférence en sciences de l'éducation à l'université du Havre, Emmanuelle Annoot explique pourquoi l'une des missions d’une université socialement responsable est de répondre aux besoins des habitants d’un territoire local ou régional en matière de vie sociale et de culture.

J’ai découvert le concept de responsabilité sociale des universités grâce à un voyage au Brésil. Accueillie dans une des universités de Fortaleza située dans l’Etat du Ceara, l’UNIFOR, j’ai pris conscience des multiples dimensions que pouvait recouvrir ce concept inscrit dans le projet d’établissement de cette université privée financée par une fondation. À l’UNIFOR, les habitants des alentours, souvent de condition très modeste, peuvent bénéficier directement d’une offre de services au sein de l’établissement dans plusieurs domaines : le soin, l’éducation, la formation, l’aide juridique, la culture, l’accès aux technologies. Les étudiants de leur côté se forment au contact de ces publics accompagnés par les enseignants de l’université. Certains interviennent, par exemple, auprès des enfants de milieux défavorisés vivant aux portes du campus dans un environnement où les différences sociales sont très contrastées.

Comment l’institution peut-elle transformer la société ?

Ce voyage et ces rencontres m’ont ramenée à une question fondatrice posée par de grands pédagogues comme Fernand Oury en France ou Paulo Freire au Brésil : à quelles conditions une institution, en l’occurrence une université, peut-elle devenir instituante, c’est-à-dire peut-elle contribuer à la transformation de la société ? Poussée par la curiosité, j’ai entrepris une recherche sur la signification que recouvrait le concept de responsabilité sociale pour la France à partir du recueil de publications scientifiques en langue française et de documentation institutionnelle. Si on s’intéresse au cas des entreprises, le concept de responsabilité sociale a été introduit en plein processus de mondialisation (Gendron, 2009). Bien que la référence au modèle entrepreneurial fasse son chemin dans les universités françaises (Musselin, 2001), l’État exerce toujours un contrôle important sur les établissements et les finance en grande partie en référence aux principes du service public. Ce constat réfute la possibilité d’une transposition d’un concept emprunté au monde des entreprises ou des fondations privées pour définir leur fonctionnement. Toutefois, dans le cadre de l’autonomie des universités, certaines évolutions méritent qu’on porte son attention sur elles : la transformation des relations entre les universités et leur territoire ou le développement des initiatives citoyennes prises par les établissements publics devenus autonomes dans les domaines de la culture, de la vie étudiante ou de la formation.

L’université comme service public de proximité

C’est pourquoi, dans un numéro de la revue du CERFEE intitulé « Egalité des chances, universités et territoires » (2012) coordonné avec Richard Etienne, nous avons entrepris une réflexion sur le rôle de l’université française en tant que service public « de proximité ». Bien qu’émettant des réserves sur l’application directe d’une idée issue du secteur privé- la responsabilité sociale- au secteur public, il ne faudrait pas, comme il est dit familièrement, jeter le bébé avec l’eau du bain. La réflexion sur le rôle des universités et des universitaires dans la société pose la question philosophique de la place des sciences dans la pratique politique exposée ainsi par Jürgen Habermas (1973) : « Dans la mesure où les sciences sont effectivement mises en œuvre au profit de la pratique politique, l’obligation est objectivement de plus en plus forte pour les hommes de sciences de réfléchir aussi maintenant, au-delà des recommandations techniques qu’ils donnent, sur les conséquences que cela entraîne sur le plan pratique ».

Un équilibre fragile

Cette analyse et ce projet rejoignent d’ailleurs les propos bien plus anciens des Compagnons de l’université nouvelle dont la volonté d’intervention sociale et politique témoigne d’une réflexion engagée qui peut être assimilée sur bien des points à la notion de responsabilité sociale : « Une si riche élite, une si médiocre institution ! Tant de labeur individuel, tant d’incapacité sociale ! Là était le secret de notre impuissance ». En conclusion, dans une société qui se transforme à grande vitesse, nous dirons que la responsabilité sociale des universités et des universitaires se situe bien aujourd’hui au cœur d’un fragile équilibre entre les sciences, la politique et les pratiques sociales. Emmanuelle Annoot, sociologue en sciences de l’éducation à l’université du Havre Contribution ORSU

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