École et familles populaires, le grand malentendu

Les parents issus de milieux modestes ne misent pas moins que les autres sur le diplôme, souligne Pierre Perier, sociologue et maître de conférences à l’université Rennes II. Mais l’institution scolaire, prenant peu en compte les spécificités des publics, enferme dans la méfiance ou la résignation les familles les moins armées dans la compétition scolaire.

  L’école a pris dans la vie des familles, et singulièrement des familles populaires, une place qu’elle n’avait jamais occupée auparavant. La durée des études et les espoirs placés en elles ont fortement progressé dans les milieux les plus modestes qui nourrissent de nouvelles ambitions pour l’avenir de leurs enfants. Si tous les parents se sont bien emparés de cet enjeu, ceux des milieux populaires ou issus des immigrations récentes disposent plus rarement des ressources efficaces, tant économiques que culturelles (et scolaires), pour offrir les meilleures chances de réussite à leur progéniture. Ces parents perçoivent les signes et attentes de l’école, ou des enseignants en particulier, mais doutent du soutien ou de la réponse qu’ils pourront apporter. Leurs propres souvenirs scolaires marqués par un sentiment d’échec plus ou moins vif ajoutent à leur « peur » face à l’école. Celle-ci n’est au fond que l’expression d’un rapport de domination où ils redoutent le rapport dissymétrique avec l’institution et ses agents.

Un jeu de rôles inégal

En effet, les parents de milieux populaires sont loin de partager, comme une évidence, les normes et codes de communication que l’école leur impose au travers de ses dispositifs, supports et modalités de rencontre (réunion, prise de rendez-vous, messages écrits..), à supposer qu’ils maîtrisent la langue française elle-même. Dans l’ordre des apprentissages, la meilleure volonté dont ils font preuve pour dit-on, « suivre la scolarité » de leurs enfants, ne suffit pas. On assiste précocement à une forme de décrochage scolaire parental, dès le niveau élémentaire, qu’il s’agisse des savoirs ou des méthodes enseignés en classe (une enquête récente a montré que 50 % des mères non diplômées « se sentent dépassées » pour aider leur enfant scolarisé en primaire). Dans ce contexte, la charge des devoirs devient rapidement pénalisante et les difficultés rencontrées pour aider l‘enfant ne font qu’aggraver celles que ce dernier connaît déjà en classe, au risque de les voir définitivement s’installer et s’amplifier. Quant à la fonction éducative qu’ils entendent pleinement exercer, elle n’entre pas toujours en concordance avec les modèles des enseignants comme le montre, par exemple, la critique des modes d’exercice de l’autorité avec des parents jugés ou trop sévères ou trop laxistes. Ainsi, les formes et le sens de l’investissement de ces familles dans la scolarité ne sont pas nécessairement perçus, compris ni reconnus par l’école qui tend à disqualifier certaines catégories de parents ou à les rendre invisibles et sans « voix ». Au travers d’un partenariat (présenté comme tel) institué et contrôlé normativement par l’école, celle-ci postule une égalité entre les parents qui, en réalité, n’existe ni dans les pratiques ni dans les « bénéfices » que les uns et les autres peuvent en retirer, que ce soit sur le plan des relations avec les enseignants ou de l’aide scolaire directe ou indirecte apportée à l’enfant. Ce faisant, l’école opère une sélection implicite des parents capables d’honorer le rôle qu’elle leur demande implicitement d’endosser, au risque de conforter les plus favorisés et de dévaloriser voire de stigmatiser les figures les moins conformes. D’ailleurs, les relations entre les familles et l’école sont source de fréquents malentendus ou de désaccords qui ne relèvent pas seulement d’un enjeu de communication. Ils procèdent dans bien des cas d’un différend, difficile à surmonter lorsque les règles de l’échange ne sont pas partagées, que les rôles ne sont pas précisément définis ni compris, que les références éducatives et culturelles divergent fortement. Les difficultés d’apprentissage de l’enfant ou un problème de comportement ne font alors que révéler les impensés et impasses d’un système de relation et d’attentes qui affaiblit voire désoriente nombre de familles.

Dépasser les méfiances

Ces familles sont-elles pour autant désinvesties ou démissionnaires ? En se décentrant du prisme institutionnel, plusieurs logiques permettent d’éclairer autrement le sens de la distance qui peut s’établir entre les parents et l’école. Les uns accordent leur confiance à l’école de la République et à ses enseignants qui œuvrent non seulement à une égalité des chances scolaires entre élèves mais une égalité des statuts et des droits des usagers. Ils attendent, s’obligeant à une disponibilité bienveillante, d’être informés par l’école et leur norme consiste à ne pas intervenir, c’est-à-dire à ne pas s’immiscer, selon eux, dans l’activité des enseignants. Les interpeller (ou les « convoquer ») tardivement dans l’année peut alors déclencher une certaine appréhension voire une inquiétude. Suivant une seconde logique, les parents sont confrontés aux difficultés d’apprentissages persistantes de leur(s) enfant(s) et ils oscillent entre critique et fatalisme. Dans un cas, le moins fréquent, ils pointent les manquements de l’institution (qui ne donne pas suffisamment de moyens) ou de tel ou tel enseignant trop peu attentif à l’égard de certains élèves voire discriminatoire dans ses pratiques. Le plus souvent, les parents expriment un sentiment d’impuissance face à ce qui, selon eux, découle du caractère de l’enfant ou des lois de la nature qui les a inégalement disposés à se couler dans la forme et la culture scolaires. Dès lors, ils ne perçoivent plus les « bénéfices » qu’ils peuvent attendre d’une coopération renforcée avec les enseignants. Enfin, une troisième figure de parents vise à se protéger des jugements de l’école qui les culpabilisent et les humilient parfois. En effet, ce que les enseignants disent des élèves, de leurs performances scolaires ou de leur comportement, atteint souterrainement l’identité des personnes et les qualités éducatives des parents, de la mère en particulier. Pris dans ce processus, ces derniers se préoccupent de défendre leurs prérogatives en matière d’éducation et, au-delà, de préserver une dignité mise à mal. Alors que l’institution scolaire cherche des « alliés », les parents disqualifiés peuvent au contraire « faire bloc » défensivement avec leur enfant, suivant une « stratégie de survie familiale ». L’idéal d’égalité face à l’école échoue à prendre en compte la diversité croissante des élèves, des familles et des contextes de scolarisation des quartiers populaires. L’enjeu du lien entre les parents et l’école, c’est-à-dire de la division des rôles et responsabilités, suggère d’en repenser les fondements et modalités afin d’en améliorer les effets auprès des élèves qui, précisément, en auraient le plus besoin. Autrement dit, l’attention portée aux différences ne doit pas conduire à juger normativement de certaines catégories de parents, de ce qu’ils font ou de ce qu’ils sont. Elle a, au contraire, vocation d’une part, à faire reconnaître leurs formes d’expression et de contribution à la scolarité de leur progéniture et, d’autre part, à suivre un principe de justice qui jamais ne les désavantage ou mieux, contribue à améliorer leur position et les chances scolaires de leurs enfants. Pierre Perier est sociologue et maître de conférences à l’université Rennes II. © Photo café pédagogique  

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