Mardi 12 novembre dernier, le campus de Sciences Po Paris au Havre a accueilli une soirée d’échanges unique autour de Charlie Hebdo. Étudiants, lycéens et membres de la rédaction (Riss, Jean-Loup Adénor, Lorraine Redaud) ont débattu de liberté d’expression, de satire et du rôle du doute dans nos sociétés – le tout illustré, en direct et en caricatures, par le dessinateur Juin. Un temps d’échanges particulièrement fructueux, au cours duquel aucune question n’était interdite…
À l’initiative de Génération Charlie et de l’Afev, cette rencontre sur le campus de Sciences Po Paris au Havre a rassemblé une diversité d’acteurs autour de thèmes brûlants comme la satire, la liberté d’expression et les tensions qu’elles suscitent. Alexandra Duhamel, Déléguée régionale de l’Afev Normandie, a ouvert la soirée en insistant sur la nécessité de créer de tels espaces de rencontres : « Nous sommes, à l’Afev, des créateurs de liens solidaires, nous rassemblons la jeunesse étudiante avec la jeunesse des quartiers. » Elle a salué cette collaboration entre les organisateurs, la Cité éducative, des étudiants, lycéens et membres de la rédaction de Charlie Hebdo : « L’éducation est au cœur de notre action, et nous croyons fermement qu’en créant ces espaces de rencontre, nous favorisons le dialogue et la compréhension. » Et effectivement, l’audience était éclectique : des lycéens, des étudiants de Sciences Po, mais aussi des lecteurs fidèles du journal satirique.
Juliette Le Bihan, secrétaire générale de Génération Charlie, a ajouté : « Nous voulons proposer des temps d’échange avec un objectif simple : débattre autour de l’esprit critique, de la liberté d’expression et de la satire - des thèmes chers à Charlie Hebdo. » Tout au long de la soirée, le dessinateur Juin a par ailleurs accompagné les échanges en réalisant en direct des caricatures des propos des intervenants, offrant une dimension humoristique et visuelle à cette rencontre particulièrement riche.
L’héritage et l’évolution de Charlie Hebdo
Riss, directeur de la rédaction de Charlie Hebdo, a commencé, à la demande des étudiants animant la rencontre, en retraçant les origines du journal. Né en 1970 dans la foulée de l’interdiction d’Hara Kiri Hebdo, Charlie Hebdo s’est imposé comme un acteur irrévérencieux de la presse française. « Ce titre est né d’un esprit de résistance. Dès le départ, notre mission était de poser des questions dérangeantes et de provoquer le débat », a-t-il rappelé, évoquant les débuts tumultueux du journal.
Bien évidemment, les attentats de 2015 ont profondément marqué la rédaction, mais aussi redéfini leur rôle dans une société polarisée. « Nous avons dû continuer, non seulement pour honorer ceux que nous avions perdus, mais aussi pour affirmer que la violence ne peut pas réduire au silence la liberté d’expression », a déclaré Riss, soulignant la résilience de l’équipe dans ces circonstances dramatiques.
Pour Jean-Loup Adénor, rédacteur en chef adjoint, ces événements ont eu un impact déterminant : « Beaucoup, dans ma génération, ont pris conscience pour la première fois que la presse libre pouvait être une cible. A titre personnel, cela m’a donné envie de m’engager pour défendre cette liberté. » Quant à Lorraine Redaud, journaliste au sein de la rédaction, elle a partagé une perspective personnelle : « J’avais 17 ans en 2015. Ces événements n’ont pas déclenché ma vocation – je voulais déjà devenir journaliste – mais ils m’ont montré à quel point ce métier pouvait avoir un impact réel sur le monde. »
La satire : entre universalité et malentendus
La satire a occupé une place centrale dans les discussions. Riss a souligné sa force unique : « Un dessin, c’est un raccourci. Il peut exprimer une vérité de manière percutante, là où les mots seuls échouent parfois. » Il a rappelé que la satire n’a jamais eu pour vocation de plaire à tous, mais plutôt de susciter le débat : « Si un dessin fait réfléchir, même en choquant, il a rempli son rôle. »
Lorraine Redaud a mis en lumière l’évolution de ce langage dans un monde hyperconnecté : « Aujourd’hui, un dessin peut devenir viral en quelques heures, mais il perd souvent son contexte. Cela crée des incompréhensions, mais cela nous pousse aussi à mieux réfléchir à ce que nous voulons dire. » Puis Jean-Loup Adénor a ajouté : « La satire choque parfois, et c’est précisément cette capacité à bousculer les certitudes qui la rend indispensable. C’est une arme de réflexion, mais aussi de résistance. »
Les réseaux sociaux : opportunité ou piège ?
Les réseaux sociaux ont transformé le paysage de la satire : « Chaque dessin publié devient potentiellement une "Une" mondiale », a noté à ce sujet Jean-Loup Adénor, en évoquant les défis posés par ces plateformes. Il a mis en garde contre les algorithmes, qui enferment les utilisateurs dans des bulles de filtre : « Cela nous pousse à redoubler d’efforts pour atteindre un public diversifié, mais cela complique aussi le débat. »
Sur ce point, Lorraine Redaud a alors partagé une vision ambivalente : « Les réseaux sociaux permettent de toucher des publics inaccessibles autrement, mais ils fragmentent également les discussions. Nous devons apprendre à naviguer dans ce bruit constant sans perdre de vue notre objectif : faire réfléchir. »
Que penser des "safe places" ?
L’une des confrontations les plus marquantes de la soirée, entre la rédaction du journal satirique et certains étudiants, a tourné autour des "safe places", ces espaces conçus pour éviter les discours potentiellement blessants. À la suite de l’introduction de cette thématique par une étudiante américaine, Riss a critiqué le concept avec véhémence : « Ces espaces sont comme des prisons où l’on choisit de s’enfermer pour éviter le monde extérieur. Mais vivre en société, c’est accepter la confrontation, même si elle est inconfortable. »
Lorraine Redaud a apporté une nuance à ce point de vue : « Les safe places peuvent être utiles dans des contextes spécifiques, comme la thérapie. Mais l’université, au contraire, doit être un lieu où l’on apprend à débattre et à se confronter à des idées différentes. » Puis Jean-Loup Adénor a élargi la réflexion : « Ces espaces ne sont pas neutres. Ils deviennent souvent des lieux où certains imposent leur vision du monde, au détriment de la pluralité des idées. »
Un moment d’échanges sans filtre
Après ces prises de paroles thématiques, la session de questions avec le public a constitué l’un des temps forts de la soirée. Pendant une demi-heure, les participants ont interpellé les membres de Charlie Hebdo sur des sujets variés - et parfois sensibles. Parmi les thématiques abordées, certaines questions ont porté sur les limites de la satire, notamment lorsqu’elle touche à des sujets comme la religion ou les violences sexuelles. D’autres se sont intéressées aux responsabilités des médias satiriques dans un monde polarisé, ou encore à l’impact des attentats de 2015 sur les choix éditoriaux du journal.
Riss, habitué à ce type d’échanges, a insisté sur leur importance : « Ce qui est précieux dans ces rencontres, c’est que les questions, souvent directes, nous forcent à nous expliquer et à réfléchir sur nos pratiques. Cela nous ramène à l’essentiel : pourquoi faisons-nous ce métier ? »
Pour Jean-Loup Adénor, ces discussions constituent également une opportunité : « La satire, par essence, dérange. Mais ces moments de dialogue permettent de clarifier les malentendus et de montrer que, derrière chaque caricature, il y a une réflexion. » Dans les faits, certains participants n’ont pas hésité à poser des questions très personnelles, interrogeant les journalistes sur leur propre rapport au doute et à l’autocensure, ou pointant du doigt certaines caricatures controversées (comme celle représentant récemment Gisèle Pelicot en Marianne sexuellement agressée, ou celle représentant le chanteur Stromae entouré de membres découpés en 2016). Mais au-delà des thématiques polémiques, ces échanges ont également révélé un profond respect entre les participants et les intervenants.
Conclusion : un engagement renouvelé
De manière plus générale, dans sa conclusion, Sandrine Martin, Directeur de l’enseignement supérieur et de la jeunesse à l’Afev, a souligné l’importance cruciale de ces espaces de rencontre pour encourager le dialogue et reconstruire des liens sociaux : « Nous croyons profondément à l’idée que les doutes ne doivent pas engendrer de la violence, mais créer des liens, permettre de les dépasser. »
Elle a insisté sur le rôle central des jeunes dans cette dynamique : « Nous voyons de plus en plus de lycéens s’engager avec enthousiasme, et c’est une source d’espoir immense. Ces jeunes veulent rencontrer des gens différents d’eux, dépasser leurs doutes, et ces échanges sont essentiels pour refaire société. » Elle a également rappelé que ce type de rencontres permet de faire émerger des discussions sur des sujets difficiles, souvent tabous, comme les caricatures ou l’injustice sociale, et décrit comment l’Afev, en connectant des étudiants engagés avec des jeunes de quartiers ou de territoires ruraux, facilite l’expression de questions complexes, parmi lesquelles : « Pourquoi dans mon quartier, je n’ai pas les mêmes chances que dans d’autres territoires ? »
En conclusion, elle a salué la coopération entre les différents acteurs présents : « Ce travail commun entre Génération Charlie, Sciences Po et l’Afev est précieux. Il montre que, malgré les fractures, nous pouvons encore créer des ponts et inspirer les jeunes générations à construire un avenir plus solidaire. » Michaël Hauchecorne a enfin clôturé la soirée sur une note optimiste : « Ces échanges prouvent que la jeunesse n’est ni apathique ni désengagée. Elle est prête à relever les défis de demain avec audace et conviction. »
Cette soirée faisait suite à une journée de rencontres entre des lycéens, les équipes de l’Afev et des étudiants de Sciences Po, autour de la liberté d’expression, de l’éducation aux médias et de la découverte de ce site universitaire particulier. Retrouvez cet article ici.
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