« Apprentis Solidaires : un prolongement des actions traditionnelles de l’Afev »

Nadia Nait Takourout Afev

Successivement stagiaire (2009), Chargée de développement local (2010-2011), Déléguée Territoriale de la Métropole Lilloise (depuis 2011) puis, à partir de septembre 2022, Responsable de projet Apprentis Solidaires à l’Afev, Nadia Nait Takourout a suivi au sein de l’association une trajectoire à 360 degrés, à l’issue de laquelle elle s’est orientée tout naturellement vers la branche Raccrochage . Pour celle-ci, elle pilote désormais, avec le précieux soutien des équipes locales, les promotions de jeunes "raccrocheurs" sur tout le territoire. Retour avec elle sur ce programme spécifique, et son évolution depuis son lancement en 2018.

Comment vous êtes-vous retrouvée impliquée à l’Afev, puis dans le programme Apprentis Solidaires  ?

Dès 2009, dans le cadre de mon Master "Administration générale" (avec une spécialité culturelle, autour de la lutte contre l’échec scolaire et l’illettrisme), j’ai effectué un premier stage à l’Afev, que m’a confié le Délégué régional de l’époque pour le Nord Pas-de-Calais- Frédéric Delattre. J’avais pour mission de faire un bilan de ce qui existait, au niveau régional, en matière de dispositifs de démocratisation de l’enseignement supérieur. Cela s’est extrêmement bien passé, ce qui m’a permis de réaliser que tout ce qui relevait de la lutte contre les inégalités et des questions d’orientation et d’insertion professionnelle m’intéressait vraiment beaucoup.

Du fait, aussi, de votre parcours tant familial que personnel ?

Oui. Je suis née à Lens. Mon père était mineur, arrivé du Maroc en France en 1960, via les Charbonnages de France. Avec ma mère, ils ont eu trois enfants : ma sœur, mon frère et moi. Et ils ont vite compris que pour nous, issus de la première vague de l’immigration, s’en sortir dans la vie allait s’apparenter à un véritable parcours du combattant. Par conséquent ma mère, scolarisée au Maroc et qui parlait déjà Français, nous a immédiatement imposé un objectif : n’obtenir pas moins qu’un Bac+5, ne pas sortir du système scolaire sans diplôme. Pour elle, le diplôme était en effet la meilleure arme possible pour les enfants d’un mineur issu de l’immigration.

Ils ont donc tout misé là-dessus – et c’est un élément très structurant dans ma famille. Ma sœur voulait être professeur d’Espagnol, et elle l’est devenue. Quant à mon frère, qui était brillant à l’école, passionné par les sciences… il fut orienté pourtant en CAP mécanique au niveau de la troisième ! Ma mère a dû faire un scandale pour le maintenir en filière générale, ce qui lui a permis de faire CentraleSupélec, Polytechnique, HEC ! Me concernant, les choses ont été un peu plus compliquées, car je ne savais pas ce que je voulais faire comme études – et puis je ne voulais pas, en optant pour des études onéreuses, faire supporter un poids financier supplémentaire à mes parents, qui s’étaient déjà "saignés" pour mon frère, et avaient dû prendre un crédit pour qu’il puisse suivre les siennes.

La charge financière, conjuguée à la fameuse auto-censure…

Exactement : Sciences Po, les écoles de commerce – autant oublier. Par conséquent : première orientation en Lettres étrangères appliquées (LEA), trop marquées "commerce" à mon goût ; je me tourne alors vers la carrière de professeure des écoles – que j’abandonne vite, réalisant lors d’un stage que la pédagogie n’était pas mon truc. En parallèle, j’avais commencé à travailler dès 17 ans, dans des centres aérés l’été, puis en centres sociaux pendant l’année. En 2007/2008, je me mets à chercher du travail – ce qui n’était pas simple ! – jusqu’à décrocher un poste de chargée de clientèle chez Orange. Cela ne me plaît pas du tout, au point que je refuse le CDI qu’un DRH me propose…

Retour à la case départ, donc. Heureusement, j’ai la chance de pouvoir compter sur mon entourage familial. En l’occurrence mon frère, qui réfléchit avec moi sur mon orientation, en insistant sur ma fibre sociale. Nous finissons par trouver ce Master "Administration générale" à l’Université Lille-3, axé lutte contre l’échec scolaire et l’illettrisme. Le meilleur moyen, en somme, de contribuer au monde de l’éducation sans être derrière un bureau ! Mais comme c’est un Master pro, il me faut rapidement trouver un stage. Je crois avoir envoyé une centaine de candidatures, sur plusieurs territoires dont la région parisienne, avant d’être prise à la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) de Lille – pour un stage n’ayant vraiment rien à voir, là encore, avec ce qui m’intéressait.

Alors, en arrivant en M2, je me mets très vite à chercher un autre stage, sans attendre. Je me dis : « Tu as tenté le commerce, ça ne t’a pas plus. L’Education nationale, ça ne t’a pas plu. Les collectivités, ça ne t’a pas plus. Et si tu en revenais à tes premiers amours : l’associatif ? » J’envoie là encore de très nombreuses candidatures, jusqu’à ce que Frédéric Delattre me rappelle début janvier 2009, pour effectuer un stage à l’Afev. Ce qui, au passage, m’a donné l’occasion d’apprendre que ma grande sœur, quand j’étais petite, y avait été bénévole, en accompagnant un jeune d’un quartier de Lens – comme j’avais d’ailleurs été moi-même accompagnée par des étudiants d’une autre structure ! Cette idée de "rendre" ce qui m’avait été donné m’a tout de suite emballée.

Mais comment s’y prendre, concrètement ?

Ma famille, mon entourage, ont constitué un élément sécurisant pour mon parcours : dans mes périodes de doute, aux moments cruciaux, leur accompagnement a été déterminant – dont je leur suis reconnaissante. J’ai par ailleurs eu la chance de disposer d’une bonne santé, d’un logement, de relations saines avec mes amis. Je faisais du sport, pratiquais des activités culturelles… En bref, je bénéficiais de bonnes conditions pour m’en sortir.

Ce qui pêche bien souvent, pour les Apprentis Solidaires - dont certains ont une trajectoire similaire à la mienne (enfants issus de l’immigration, de milieux ouvriers…) -, c’est, l’enchevêtrement de problématiques, de freins qui les entravent dans leur parcours. Or si, comme fréquemment, ils ne peuvent s’appuyer sur leur famille, sur leurs proches, s’ils éprouvent des difficultés supplémentaires en matière de logement, de santé, tous les écueils se superposent, s’entremêlent.

Or, nos salariés sont des professionnels, des artisans du démêlage. Car il ne faut jamais l’oublier : quel que soit le moment où nous accompagnons des enfants ou des jeunes, c’est à condition d’apprécier leur environnement, la situation globale de chacun, que nous sommes en mesure de fournir un travail de qualité… aux résultats probants.

Ainsi commence donc votre parcours de quinze ans à l’Afev…

En janvier 2010, je deviens Chargée de développement local à Lille, d’abord très concentrée sur le développement du mentorat – auquel je crois énormément -, puis en parallèle sur le volet "orientation" - qui s’appelait alors « Collégien d’aujourd’hui, étudiant de demain » (CAED), et deviendrait ensuite Démo’Campus, l’accompagnement à l’orientation scolaire. En 2011, je prends un poste qui vient de se libérer : celui de Déléguée territoriale de la métropole lilloise, que j’occupe jusqu’en 2018. Sur la période, nous diversifions énormément nos programmes, avec Frédéric puis Cédric Laigle (qui le remplace en 2013) : Kaps, Volontaires en Service civique, Volontaires en résidence, déploiement territorial… Moi, je décide rapidement, sur mon territoire, de faire de CAED la pierre angulaire de notre action, en développant tout particulièrement le lien entre les établissements scolaires et l’Université.

Sept ans plus tard, en 2018, Cédric me propose de le rejoindre à la Délégation régionale, pour développer, à plus grande échelle, d’une part le programme Démo’Campus, d’autre part les plus récentes plateformes de l’engagement solidaire - nous venions d’en ouvrir une à l’Université Lille-3. A cette époque, notamment dans le cadre du PIA 3, il a fallu travailler sur deux axes : notre rapport aux universités, que nous ne cessions de renforcer ; et notre rapport aux entreprises, qui était encore largement plus… embryonnaire. J’ai donc commencé à connecter tant bien que mal avec des entreprises locales, notamment pour collecter auprès d’elles la taxe d’apprentissage… tout en observant d’un œil particulièrement attentif ce que Frédéric Delattre, devenu DR Rhône- Alpes, commençait à mettre sur pied dans sa région – à Grenoble en 2018, puis Saint-Etienne l’année suivante.

C’est-à-dire Apprentis Solidaires, qui s’appelait alors Apprentis Volontaires…

Quand Frédéric m’a présenté le projet, j’ai immédiatement conscientisé le fait que cela répondait complètement à nos enjeux. L’Afev travaillait déjà, à l’échelle des territoires, avec l’enseignement supérieur, les collectivités territoriales, l’Etat, les organismes sociaux, les structures implantées dans les quartiers… Mais le grand absent restait le monde économique. Or, à quoi sert l’orientation – au-delà de l’accès à l’enseignement supérieur -, sinon à aider, sur un bassin d’emploi, à la fois les jeunes à forger leur projet professionnel, leurs familles à les aider dans leur orientation, et les entreprises à recruter ? « Ouvrez vos portes, pourrions-nous être en mesure de dire à ces dernières, et faites découvrir les métiers pour lesquels vous recrutez localement ! »

Dès cette époque, j’ai donc commencé à organiser les premières visites d’entreprises pour nos jeunes et nos étudiants. D’autant qu’avec Cédric, nous avions développé aussi pas mal d’actions en direction des lycées professionnels, ce magnifique objet si mal exploité en France. Pour le dire vite, afin que l’Afev repose sur ses deux pieds, nous estimions qu’elle devait viser en réalité deux publics-cibles : les jeunes dont il faut développer l’ambition universitaire (via Démo’Campus), et ceux qui se destinent plutôt à des filières professionnelles qu’à l’Université – et ce, de manière choisie plutôt que subie. Pas comme mon frère, que l’institution scolaire voulait envoyer en CAP Mécanique alors que ça ne l’intéressait pas du tout !

C’est donc tout naturellement qu’à l’issue de cet échange avec Frédéric, je suis allé voir Cédric en lui disant que dans les Hauts-de-France, nous avions bien impulsé les choses sur le PIA 3, sur les campus, sur le lien avec les universités. Que tout était sur des rails. Mais qu’en revanche, il fallait maintenant donner un coup de collier sur la dimension raccrochage, insertion pro - par exemple en misant sur ce véritable tremplin que peut constituer le Service civique, pour aider les jeunes "décrocheurs" à se faire une idée concrète des métiers auxquels ils se destinent (voire de ceux qu’ils ne connaissent pas encore), et les aider à maîtriser tout ce qui constitue le fameux "savoir- être"… qui leur permettra plus tard de bien s’insérer professionnellement.

Pour moi, la région Hauts-de-France était le territoire parfait pour expérimenter Apprentis Volontaires, presque prédestinée pour s’y lancer : fort taux de décrochage, désindustrialisation et chômage importants, et en même temps… dynamisme économique extrêmement fort, avec même des phénomènes de reconversion massive à l’échelle de territoires entiers  ! Et côté Afev, il y avait une forte complémentarité entre ce que l’Afev pouvait apporter dans le domaine du raccrochage – pour emmener des jeunes vers de l’emploi durable et de la qualification – et ce qu’elle apportait déjà dans ses programmes "classiques", autour du mentorat. Une continuité.

A l’époque, l’activité dans le Nord s’était beaucoup développée, avec plusieurs chantiers en cours –le déploiement des Kaps, l’ouverture de l’Afev Amiens, le développement de la dimension européenne avec Bruxelles, les PIA qui venaient de s’enclencher… Mais ensemble, avec Cédric Laigle, nous avons tout de même souhaité développer Apprentis Solidaires. Il m’a donc donné une délégation sur ce sujet de l’insertion, ce qui nous a permis de nous positionner au moment précis où les planètes s’alignaient : réforme de l’apprentissage, avec notamment la création des "prépas apprentissage"; ; Plan d’investissement dans les compétences (PIC) 100% Inclusion du Ministère du Travail (sur lequel on sera lauréat)… Ainsi, dès janvier 2020, nous avons lancé dans notre région deux promotions Apprentis Volontaires : l’une à Lille, l’autre à Béthune (ce qui en faisait six au niveau national, avec celles de Lyon, Saint-Etienne, Chambéry et Poitiers). Soit, pendant six mois pour tous ces jeunes, un dispositif de raccrochage d’insertion imaginé – initialement - dans le cadre du service civique.

… qui leur permet en outre de disposer d’un statut spécifique et d’une rémunération.

Oui, et c’est d’ailleurs ce qui justifie la requalification d’Apprentis Volontaires et Apprentis Solidaires. Aujourd’hui, les jeunes de nos promotions, à l’échelle nationale, disposent de deux statuts différents. Pour 80% d’entre eux, ils sont Volontaires en service civique (avec l’indemnité statutaire liée à ce statut). Pour les autres, ceux qui ne peuvent pas en bénéficier (pour des raisons administratives ou d’âge, par exemple), ils peuvent être recrutés sous celui de "stagiaires de la formation professionnelle" – rémunéré à hauteur de 500 euros mensuels. En région Hauts-de- France, nous expérimentons même un dispositif où 100% des Apprentis Solidaires de nos désormais 13 promotions disposent de ce statut particulier. Ce qui d’une part simplifie les choses pour nos coordinateurs locaux, et d’autre part facilite, pour les jeunes, la recherche de stages ou de contrats d’apprentissage : au niveau statutaire comme sémantique, la dimension "formation professionnelle" parle plus aux entreprises que la dimension "volontariat/Service civique". Cela contribue, de fait, au rapprochement entre la sphère économique et celle de l’engagement.

Quels sont concrètement, quelques années après son lancement, les résultats de ce programme ?

Ils sont très positifs ! Et ce alors même que - je le rappelle – nous avons lancé nos promotions dans les Hauts-de-France précisément au "top départ" de la crise sanitaire ! A l’échelle nationale, nous
obtenons un taux de 60% de "sorties positives" – c’est-à-dire, au bout du compte, l’obtention soit d’un contrat d’apprentissage, soit d’un CDD de plus de six mois, soit d’un CDI
. Avec un recrutement multi-canal des jeunes : dans les missions locales, les structures de jeunesse, les CFA, les clubs de sport, directement sur les quartiers… Et comme l’apprentissage a désormais le vent dans le dos, comme il est mieux valorisé qu’autrefois, on arrive rapidement – et de plus en plus rapidement même – à toucher les jeunes sur ce sujet : nous recevons jusqu’à trente candidatures pour dix places au sein d’une promotion !

Ce sont aujourd’hui tous les acteurs concernés qui s’intéressent à notre démarche : les entreprises bien sûr, qui peinent à recruter ; mais aussi par exemple les chargés des relations avec les entreprises, au sein des CFA, qui ont tout intérêt à adresser auxdites entreprises des jeunes "solides", avec lesquels ça se passera bien – soit, pourquoi pas… des jeunes, qui parfois ont "décroché" depuis 3 ou 4 ans, mais que nous avons formés préalablement, par le biais de la solidarité, à l’acquisition du "savoir-être" ! A l’importance de la ponctualité, de se lever le matin, de bien communiquer dans le cadre professionnel, tout ça…

Et comment s’est-il déployé, depuis quelque cinq ans ?

A l’échelle nationale, au moment où nous avons remporté l’appel à projets du PIC, nous avions un objectif de 200 jeunes – avec des promos de 10 jeunes. Nous nous sommes donc déployés progressivement, tout en structurant le programme : douze promotions en 2021, avec des ouvertures à Dunkerque, Grande-Synthe, Bordeaux… Et comme il s’agit, parmi tous les projets de l’Afev, de celui qui me parle le plus, qui me semble avoir la plus grosse marge de développement possible (et ce, même s’il nous fait sortir de notre zone de confort, puisqu’il concerne les NEET, les jeunes « Ni en emploi, ni en études, ni en formation »), j’ai alors demandé à être positionnée à 100% sur un poste de responsable Apprentis Solidaires – que j’occupe depuis septembre 2022, dans la foulée de la création de la branche Raccrochage de l’Afev en 2021/2022 et de la mise en place d’une expertise complète, avec un diagnostic de terrain et une modélisation du programme visant à son déploiement.

L’année dernière, le programme concernait 400 jeunes. Cette année, avec 58 promotions, quasiment 600… et un objectif d’au moins 80 promotions l’année prochaine. Au-delà des trois régions initiales (de Calais à Saint-Quentin dans les Hauts-de-France, à Limoges et Bordeaux en Nouvelle-Aquitaine, de Bourg-en-Bresse à Valence et de Saint-Etienne à Chambéry en AURA), nous en avons ouvert dans le Grand-Est il y a deux ans (Metz, puis Nancy et Strasbourg), mais aussi en Ile-de-France (Paris, Saint-Denis), en Occitanie (Albi, Castres) et dans ce que nous appelons le "Grand-Ouest" (de Laval à Lorient et de Saint-Brieuc à la Roche-sur-Yon). Sans oublier Avignon, Montbéliard, Dijon… Désormais, Apprentis Solidaires – au même titre que le Mentorat à Distance, quoique sous une autre forme – est devenu un outil qui peut permettre le déploiement de l’activité de l’Afev à l’échelle d’un nouveau territoire sur lequel elle n’intervenait pas (ou plus) auparavant. Là où s’exprime un besoin, nous sommes désormais en mesure d’apporter une réponse – que ce soit, d’ailleurs, au niveau national… et bientôt européen !

Propos recueillis par François Perrin

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