Entretien avec Yvanne CHENOUF
Vous êtes spécialiste de littérature jeunesse, vous avez été institutrice, chercheuse à l’INRP, formatrice en IUFM, vous faites partie de l’Association Française pour la Lecture.
En quoi la question de la lecture et notamment des inégalités face à la lecture est-elle un enjeu éducatif mais aussi sociétal voire politique ?
La lecture est une pratique sociale avant d’être une pratique scolaire. Certains jeunes enfants découvrent avec déconvenue que la langue des textes scolaires (leçons, exercices, récits…) ne ressemble pas à la langue qu’ils parlent mais à une langue autrement agencée avec laquelle ils n’ont pas été ou peu familiarisés : c’est une chose de lire une histoire de temps en temps ou tous les jours, de recevoir fréquemment ou épisodiquement du courrier, etc. Il y a des pays où l’enseignement de la lecture commence à 7 ans afin que les enfants développent auparavant une pratique suffisamment libre et diversifiée avec l’écrit pour favoriser les activités de l’école : analyse, catégorisation, mise en système… Par souci d’égalité, les parents devraient être informés de la nature et des enjeux du rapport à l’écrit (non limité aux histoires), de l’enfance à l’adolescence, et les institutions œuvrant dans ce sens (écoles, bibliothèques, associations…) devraient être soutenues par une volonté politique.
Être éduqué c’est devenir autonome. Toutes les pratiques culturelles y contribuent (sport, musique…) mais avec la lecture, l’activité, d’abord publique, devient personnelle (on n’a plus besoin de montrer qu’on sait lire). On comprend, on s’étonne, on frémit de peur ou de joie… c’est une affaire entre soi et soi. Les choses de sa vie, souvent confuses, acquièrent, à l’écrit, une intelligibilité (ça saute aux yeux !) et les murs de son quotidien s’ouvrent à l’ailleurs, à l’étrange, à tous les possibles. On partage la réalité de communautés éloignées, disparues, imaginaires (personnages, peuples, auteurs…) et, pourtant, en s’ouvrant, la conscience se recentre sur soi : c’est à plusieurs qu’on apprend à lire tout seul. C’est un peu pareil au cinéma, au théâtre mais à l’écrit on décide de la vitesse de défilement des images, des pauses, des retours en arrière, des sauts de page… La force de l’écrit c’est sa permanence et sa disponibilité.
Dans une société où les enfants sont autant sollicités, et de multiples façons, la lecture offre un espace de concentration : on choisit son livre, on se focalise (on veut aller jusqu’au bout d’une histoire, d’une explication), on se fidélise (à des genres, des personnages, des auteurs) et comme on aime généralement partager ses découvertes on échange, on discute… La lecture c’est une discipline personnelle à dimension sociale et c’est ce lien, entre le subjectif et le collectif, qui est politique dans la mesure où ce qui est en jeu, dans la fiction, le documentaire ou la presse, ce sont les rapports entre des individus de sexes différents, d’origines différentes, de conditions différentes, d’intérêts différents… A travers les livres (ces fresques de l’humanité) le sens se négocie publiquement.
Quel regard portez-vous sur une action comme celle menée par les engagés de l’Afev sur l’accompagnement vers la lecture ?
L’action de l’AFEV, très positive, met en avant l’engagement des acteurs (enfants, parents, enseignants en passant par les étudiants). Le rapport à l’écrit est plus volontaire que le rapport à l’oral, aussi la motivation des individus est-elle essentielle. Ensuite, la familiarisation avec les écrits et la bibliothèque, si décisive pour l’apprentissage de la lecture, se passe dans la bonne humeur : ça ne peut que donner envie de poursuivre des explorations, avec ou sans aide. Les enfants adoptent, par la pratique, des gestes importants : ils apprennent l’ordre des livres (recherche, rangement), ils découvrent une « autre langue » par un comportement actif (ils écoutent, ils nomment, ils racontent, ils commentent). Ils passent de l’imprégnation inconsciente à l’appropriation consciente et leurs progrès les gratifient (fierté personnelle, considération des pairs et des parents). En allant chercher les enfants, chez eux, pour aller à la bibliothèque, les étudiants se comportent en pédagogues, au sens étymologique du mot (précepteur qui conduit les enfants entre les savoirs familiaux et les savoirs sociaux). Ils parlent de ce qu’ils lisaient quand ils étaient petits, comment ils le lisaient, et la lecture s’installe dans un courant de vie : on voit bien que tout le monde est content « d’être en vie ». Les parents s’adaptent progressivement à cette situation nouvelle pour eux et passent de l’inquiétude (pour leurs enfants) à la reconnaissance (des étudiants), puis à l’action pour eux : ils observent, ils comprennent, ils relaient (ils demandent la carte de bibliothèque). Des liens indénouables se font.
On aimerait savoir comment se fait le choix des livres (variété des thèmes et des genres, écrits narratifs mais aussi scientifiques, livres bilingues…), quelles sont les formes de lecture (quels liens entre les livres, quelle place pour la relecture, qui lit et comment – lecture à voix haute, lecture à plusieurs voix, mémorisation d’extraits…) et comment on aide les parents à lire ou à raconter dans leur propre langue et en français. Pour autant, il ne faudrait rien enlever à la spontanéité, l’insouciance de ces rencontres, continuer d’inscrire la lecture dans l’ensemble de la vie : s’éveiller à d’autres réalités, se projeter, rêver, penser et faire de sa vie un récit (lui donner un sens) grâce aux autres récits. J’ai bien aimé l’image ces « montagnes de livres » dans des appartements souvent modestes et aussi cette expression : « jouir d’un droit ». Ça donne une idée de la résistance qu’il faut déployer au quotidien contre la dépossession des biens matériels et culturels d’une grande partie de la population : la lutte, qui doit être aussi forte qu’une montagne, peut s’organiser dans la joie.
Quelles sont les finalités de l’Association Française pour la Lecture (AFL) et pourquoi avoir développé une plateforme numérique de perfectionnement en lecture ?
Depuis 1979, l’Association Française pour la Lecture, œuvre pour sortir la lecture des murs de l’école (déscolarisation) et les écrits scolaires de la seule dimension narrative (écrits sociaux). Elle a créé des BCD, reliées aux bibliothèques municipales et aux librairies, pour renforcer les réseaux culturels autour des enfants, des Classes-Lecture sur le modèle des classes transplantées en entourant les enseignants d’une dizaine de partenaires sociaux pour imaginer, sur le tas, une politique de l’écrit à expérimenter, au retour, sur le territoire d’origine (équipe éducative élargie) et des Villes-Lecture, organisées en fédération, pour que ces politiques se confrontent, se nourrissent, se développent. Parallèlement, cette association s’est mobilisée pour faire comprendre que l’écrit n’est pas une notation de l’oral (l’écrit est moins spontané, cache davantage de choses qu’il n’en montre et requiert la participation active des lecteurs) : c’est un langage qui permet des opérations intellectuelles de haut niveau (distance, mise en lien, interprétation, conceptualisation) et qui ne s’aborde pas comme la parole.
Quand l’offre de lecture s’étoffe (accès aisé aux bibliothèques, multiplication de « passeurs » de récits…), ceux qui ne peuvent pas la saisir parce que leur lecture n’est pas assez fluide, transforment « en refus actif ou militant ce qui, au départ, n'était qu'indifférence ou éloignement des habitudes de lecture ». (Jean-Claude Passeron). Nous avons donc créé un logiciel d’Entraînement à la Lecture sur Micro-Ordinateur (ELMO), devenu ELSA (Entraînement à la Lecture Savante) pour entraîner la lecture (et non pas le déchiffrement) : capacités visuelles (discrimination, anticipation…) et stratégiques (sélection d’informations, interprétation…). A l’arrivée d’Internet, nous avons décidé de mettre cet outil en ligne pour en généraliser l’utilisation grâce à un coût accessible*. Chaque utilisateur, qui sait déjà lire et a besoin de se perfectionner (dès le CM1/CM2 et jusqu’à l’âge adulte), obtient un code personnel qui lui permet de travailler sur différents supports (ordinateur, tablette…). Il fait ses 20 heures d’exercices (dont la difficulté est réglée sur les résultats obtenus) et bénéficie d’aides en ligne, sous la forme de vidéos explicatives (20 heures). La conscience de ce qui est mis en œuvre par l’apprenti accélère ses marges de progression. Grâce à un MOOC, nous espérons relier les utilisateurs (ou ceux qui les ont inscrits s’il s’agit d’enfants) pour améliorer ce produit et populariser l’idée selon laquelle toute activité de haut niveau a besoin d’un entraînement réfléchi. Ces 40 heures, indispensables, ne sont efficaces que si elles sont associées à des actes de lecture personnels pour différents projets. En ce sens, ELSA est complémentaire aux initiatives de l’AFEV.
* 10 € HT pour une licence, 2 € HT si on acquiert plus de 10. Possibilité de découvrir la plateforme sur www.elsa-afl.com
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