Politologue, spécialiste du vote et des comportements électoraux, Vincent Tiberj est professeur des universités associé à Sciences Po Bordeaux, après avoir été notamment chargé de recherche au Centre d'Etudes Européennes (CEE) et au Cevipof. Il vient de publier aux PUF "Les citoyens qui viennent : comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France."
Quelle(s) jeunesse(s) se dessine(nt) au travers de l'enquête Audirep/Afev ?
Cela dresse un portrait rassurant de la jeunesse, qui permet de remettre en question un certain nombre de théories déclinistes : des jeunes bloqués dans la logique du quant-à-soi, mal intégrés, une génération selfie, ce genre de bêtises. Ce n'est pas le cas : ils ont des préoccupations sociales, envie de participer à la vie de la société, des moteurs...
Une rupture nette avec le cliché d'une jeunesse désengagée ?
Oui et non. Anne Muxel avait bien montré qu'existe pendant les années de jeunesse un « moratoire politique » : pendant cette période, bien des citoyens ne s'engagent pas politiquement, c'est un cheminement classique de la jeunesse. Pour autant, l'engagement de la jeunesse dépasse largement le seul concept d'engagement « politique » à proprement parler. Pour beaucoup de mes collègues, quand on parle de jeunesse, on parle de votes, à des échéances bien particulières – souvent ils ne considéreront pas qu'un jeune qui bosse aux Restos du cœur, qui organise une collecte dans son lycée pour telle ou telle cause, s'engage politiquement. Et les jeunes eux-mêmes, si on leur pose la question, diront qu'il s'agit d'un simple engagement citoyen, qu'il n'y a rien là de politique. Alors que si, bien sûr ! Mais ils ne sont pas formés, au sein de leur parcours éducatif, à envisager les choses sous un autre angle, à considérer qu'une société, ce sont d'abord des intérêts divergents, et que le rôle du politique, c'est de gérer ces intérêts divergents.
On leur parle liberté, égalité, fraternité, mais on ne leur demande de voter que pour la couleur des pots de fleurs du lycée. Ils en sortent donc avec une vision consensuelle et infantilisante de la politique, et ne vont retenir des élus auxquels ils auront affaire que les comportements litigieux, les abus de pouvoir... Bref le décalage entre ce qu’on leur enseigne et la politique telle qu’elle est. Les concernant, on refusera de leur accorder le droit de vote à 16 ans, mais certains proposent d’abaisser à cet âge-là la responsabilité pénale, ce qui est tout de même troublant : ils seront responsables de leurs crimes, mais sans avoir les mêmes droits que les adultes. Cela renvoie à l'idée « jeunesse = classe dangereuse » - mais ça, ce n'est pas nouveau.
Ils ont envie de participer à la société, mais leur laisse-t-on la possibilité de le faire ?
Non, et ils le ressentent nettement. Il faut attendre d'avoir 49 ans pour être candidat à la présidentielle au PS ! Cela donne la fâcheuse impression que la société considère qu'à moins de 40 ans on n'est pas compétent. Notre classe politique est particulièrement âgée, dans la pire situation possible en termes de fluidité (sur le plan de la parité, de l'ouverture sociale, chez les minorités visibles et les générations), ce que tout le monde semble trouver normal – François Fillon a par exemple été élu pour la première fois en 1981, et il est toujours là ! Ça va avec l'idée traditionnelle des cycles de vie, qui voudrait que les jeunes soient incompétents face à de vieux sages avisés. Une idée dont on sait qu'elle est au minimum à relativiser : prenez les questions de racisme, et vous verrez rapidement que les vieux ne sont pas des exemples à suivre sur le sujet. La société peine à faire de la place pour les jeunes, d'abord parce que certains de ces seniors ne se voient pas vieillir, mais aussi parce que de facto, on part du principe qu'ils n'ont rien à dire.
D'où l'intérêt des jeunes pour un regain de démocratie directe, le non-cumul des mandats, etc ?
Oui, c'est le hiatus entre une démocratie « gaullienne », fondée sur la verticalité, et la montée depuis les années 70 d'une demande (dans la société civile, via les associations) de démocratie plus participative, plus égale, où la parole serait mieux partagée. Cela ne signifie pas que les citoyens souhaitent être systématiquement présents – quand vous organisez une réunion de quartier, tout le monde ne se déplace pas, loin s'en faut -, mais rien que le fait de changer de culture politique, de partir du principe que l'association des citoyens n'est pas qu'un truc en bonus mais bien une logique centrale dans la décision, est quelque chose d'extrêmement important. Les chiffres qui apparaissent dans votre étude, c'est ce que Ronald Inglehart observait dans les années 70, ce que j'ai retrouvé lors de mes travaux en termes de demande d'association, de participation protestataire, etc. Ce qu'ils expriment est en phase avec un mouvement porté par des générations précédentes. Ce qui se renforce, c'est le décalage entre un renouvellement générationnel très fort et un système politique toujours centré sur l'élection présidentielle et la figure du Président qui décide en toute-puissance.
Ce qui motiverait le passage à une nouvelle Constitution ? Il n'y a pas forcément une pensée si institutionnelle chez les jeunes, juste l'envie de quelque chose d'autre, qui nécessite d'être construit puis de leur être proposé. Benoît Hamon par exemple a au moins intégré cette idée consistant à essayer d'associer les citoyens. J'attends de voir ce que donnera son Conseil citoyen dans les réelles décisions et le fonctionnement quotidien de la campagne – on connaît le fonctionnement du PS, parti d'élus et de collaborateurs d'élus, d'experts avant tout.
Selon vous, les candidats actuels proposent-ils un projet à la jeunesse ?
La jeunesse existe symboliquement dans le discours de tous les candidats. De là à prendre en compte ce que sont les jeunesses – les étudiants, les sans diplômes, les jeunes de banlieue, de la France périphérique -, c'est un peu plus compliqué. Et quand on regarde de près les thématiques principales – laïcité, Islam, sécurité... -, cela parle avant tout à un électorat très âgé, qui taraude les politiques au nom du « Greying of our democracies » de Achim Goerres – l'émergence d'un « pouvoir gris » qui concentre leur attention. Quand François Fillon dit « la France n'est pas multiculturelle », allez voir justement du côté des 18-24 ans : le côté multiculturel de la France, eux le vivent au quotidien, bien davantage que les 65 ans et plus ! Pour les candidats, la jeunesse n'est vue que comme un enjeu symbolique, et pas assez politique.
Propos recueillis par François Perrin
Crédit photo : Hugues Bretheau /SAM Univ Bx
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