Chercheuse en économie au University College de Londres, spécialisée en éducation, Asma Benhenda est l’autrice d’un livre sur la question des politiques publiques à destination des enseignants, intitulé Tous des bons profs – un choix de société (Fayard, 2020). Elle revient pour le Lab’Afev sur ses constats actuels suite à la crise sanitaire, mais aussi sur ses recommandations en matière de politiques éducatives à mener.
Quel diagnostic dressez-vous de l’état général des enseignants après la crise sanitaire, et de manière plus générale ?
Au regard des études statistiques, même si l’on ne dispose pas encore d’analyses quantitatives sur l’année scolaire 2020/2021, deux principaux points ressortent tout particulièrement : d’abord, au cours du premier confinement, la grande majorité des enseignants (60%) se sont sentis isolés dans leur travail, ne se sont sentis soutenus ni par leur hiérarchie ni par leur Ministère ; ensuite, cet état de fait a eu des conséquences importantes sur les élèves. Selon les chiffres officiels, au collège, la moitié des enseignants en éducation prioritaire sont satisfaits de l’apprentissage qu’ils ont prodigué à leurs élèves, contre 70% hors éducation prioritaire. L’effet de la crise sanitaire sur les élèves n’est donc pas homogène au sein de la population enseignante, ni a fortiori au sein de la population des élèves : ce sont ceux des établissements les plus défavorisés qui se sentent le plus en difficulté.
Nous disposerons bientôt de données liées au deuxième confinement, car suite au Grenelle, le Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports a mis en place un Observatoire des rémunérations et du bien-être. Mais nous savons déjà que cette année a été catastrophique pour les enseignants, très éprouvante comme en témoigne leur grève de cet hiver : ils se sont massivement mobilisés pour réclamer plus de soutien et exprimer leur désespoir face à la situation. Il n’y a donc pas vraiment grand suspens… Mais ce qui m’inquiète tout particulièrement, ce sont les disparités entre enseignants de l’éducation prioritaire et autres enseignants, qui vont avoir des conséquences lourdes sur les inégalités éducatives, creuser encore plus les écarts…
Dans les grandes lignes, que préconisez-vous pour tenter de remédier à cette situation ?
Cette année, le gros chantier politique qui a été lancé est le Grenelle de l’Education : tout un discours politique a été déployé sur le sujet. Pour autant, les décisions prises à son issue ont été selon moi assez décevantes pour les enseignants, en particulier sur la question des revalorisations salariales. Il s’agit là, en effet, de l’un des premiers chantiers à investir sérieusement si l’on souhaite voir la situation évoluer. Depuis la masterisation, les enseignants sont des cadres Bac+5, donc si l’on veut augmenter l’attractivité de ce métier, il faut leur attribuer des salaires qui correspondent à ce statut. Et il ne suffit pas seulement, comme l’a affirmé le Ministère, de rejoindre la moyenne de l’OCDE.
Ensuite, les difficultés se heurtent à un grand nombre de difficultés en début de carrière : il faudrait selon moi mettre en place un système de mentorat des enseignants beaucoup plus personnalisé qu’il ne l’est actuellement, et surtout totalement déconnecté de la promotion et de l’évaluation. Aujourd’hui, il existe des « Rendez-vous de carrière » pour les enseignants, qui restent toujours plus ou moins en lien avec cette évaluation. Enfin, et je suis bien consciente qu’il s’agit là d’une boîte de Pandore, il faudrait mettre en place une véritable politique de la ville œuvrant pour la mixité sociale : on ne peut pas attendre des enseignants qu’ils résolvent tous les problèmes de l’éducation nationale a la seule sueur de leur front…
Pensez-vous qu’il serait utile de développer l’engagement des étudiants, en particulier des futurs enseignants, sur du mentorat auprès d’enfants et jeunes en fragilité ?
Ce type de programme a déjà été généralisé essentiellement au Royaume-Uni (Teach first) et aux Etats-Unis (Teach for America) : des jeunes diplômés effectuent une sorte de service civique en s’engageant, pendant un on deux an(s), à venir enseigner dans les établissements les plus défavorisés. Je ne sais pas comment cela pourrait fonctionner en France, mais j’estime qu’il s’agirait plutôt d’une bonne idée, dans la mesure où devenir enseignant s’apprend plutôt sur le terrain : on ne peut pas vraiment estimer a priori, à travers les seuls concours, si un futur diplômé fera ou non un bon enseignant – les épreuves restant très théoriques, et ne révélant pas grand chose de la manière dont il se comportera face à ses élèves.
Ainsi, plus on fournit d’expérience à des jeunes qui ont potentiellement cette vocation, mieux c’est. Ce qui ressort des évaluations effectuées sur les programmes anglo-saxons, c’est que cela permet aussi d’encourager les vocations - certains mentors allant jusqu’à s’investir durablement dans le champ éducatif -, et d’agir à la manière d’un stage de terrain pour faire émerger des candidats mieux informés sur les réalités de leur futur métier. Enfin, du côté des élèves en difficulté, les mettre en contact avec des étudiants ou enseignants plus motivés, bien formés et susceptibles de tisser avec eux des liens forts, permet de lutter activement contre le décrochage. Je ne vois donc aucun inconvénient, au contraire, à généraliser ce type de programmes - pourquoi pas sous forme de services civiques.
Propos recueillis par François Perrin
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