"Territoires zéro chômeur de longue durée", ou le droit à l'emploi

Territoires zéro chômeur de longue durée est un projet anti-chômage atypique, issu du monde associatif rejoint par des politiques. Initié par ATD Quart Monde, il est aussi soutenu aujourd'hui par Emmaüs, le Secours catholique et le Pacte civique, ainsi que par plusieurs fondations – la Fondation de France, La France s'engage, Eiffage... Retour sur cette expérimentation qui doit se mettre en place cet automne et part d'une conviction forte: l'emploi est un droit pour tous.

"Je sais poser des antennes", "je peux former au numérique", "je sais travailler le bois", "ce que j'aime, ce sont les espaces verts, je connais tout", "j'ai un diplôme d'animation", "je bricole, je peux apprendre aux autres", "je me vois bien faire des ateliers avec les personnes âgées", "je sais monter des murs en pierre", etc. Ils sont une douzaine de chômeurs alignés face au public, debout au pied de la tribune. Ils se passent le micro de main en main pour dire ce qu'ils savent faire et ce qu'ils ont envie de faire. Hommes et femmes de tous âges, venus des quatre coins de France, ils ont tous une chose en commun : sans emploi depuis au moins un an, ils souffrent de cette mise à l'écart et de ce sentiment d'inutilité qui grandit avec le temps. Ils n'ont plus qu'une envie : retravailler, et par là même, retrouver une place dans la société.

Une "utopie réaliste"

[caption id="attachment_2407" align="alignright" width="250"]Les chômeurs de longue durée impliqués, le 16 mars 2016 à l'Assemblée Nationale (Crédits François Phliponeau, ATDQM). Les chômeurs de longue durée impliqués, le 16 mars 2016 à l'Assemblée Nationale.[/caption] Le 30 mars dernier, la salle Victor Hugo de l'Assemblée nationale accueillait une journée consacrée à Territoires zéro chomeur de longue durée. Les acteurs des tous premiers territoires engagés dans le projet avaient fait le déplacement - chômeurs, élus locaux, responsables de maisons de l'emploi, associatifs, etc. Signe de l'intérêt suscité, la salle était comble. "La société civile a plein d'idées, il suffit de l'écouter", a lancé, en introduction, le député socialiste Laurent Grandguillaume. C'est lui qui a défendu la loi votée en février dernier permettant l'expérimentation. "Nous arriverons à ce que cette utopie devienne réaliste, a-t-il poursuivi, continuons le combat pour la dignité humaine !"

Gâchis humain

[caption id="attachment_2410" align="alignleft" width="250"]Patrick Valentin à l'Assemblée Nationale. Patrick Valentin à l'Assemblée Nationale.[/caption] Le projet a été imaginé par ATD Quart Monde, notamment par un homme, Patrick Valentin qui, après un détour chez les jésuites, a passé sa vie à créer des entreprises de l'économie sociale et solidaire – chantiers de réinsertion, services d'aide à domicile, foyers d'hébergement... "Aux plus de deux millions de personnes privées d'emploi depuis plus d'un an, la société dit : "on n'a pas besoin de vous !"", a lancé à la tribune Didier Goubert, membre de l'équipe d'ATD Quart Monde qui planche sur le projet. Or, c'est un scandale humain et c'est aussi un gâchis économique incroyable", a-t-il ajouté, avant de rappeler ce qui est le cœur de l'action d'ATD Quart Monde : "La dignité ne se gagne pas par l'assistance, mais par la reconnaissance et par le travail."

L'emploi, un droit

Le projet s'appuie sur une conviction : on n'a pas tout essayé contre le chômage. Et il pose trois grands principes. Le premier : l'emploi est un droit. Tous, sans que l'on trie ou sélectionne, doivent y avoir accès. Le second : il existe des emplois non pourvus dans les territoires. Mais on ne les crée pas car ils ne sont pas solvables. Troisième et dernier principe : il y a de l'argent – toutes les dépenses liées au chômage qui seraient mieux utilisées à créer ces emplois. Concrètement, il s'agit de proposer des CDI payés aux Smic à des chômeurs volontaires, en fonction de leurs compétences et des besoins locaux. Pour cela, on crée des "entreprises à but d'emploi" appartenant à l'économie sociale et solidaire. A elles d'identifier, au niveau d'un territoire, les besoins non satisfaits – déboisement, jardins partagés, recyclage de déchets, travaux d'isolation, services à la commune, aux personnes, etc -, puis de trouver parmi leurs salariés (c'est-à-dire les ex-chômeurs) ceux disposant des compétences nécessaires.

Financer la création d'emplois plutôt que la privation

L'autre grande idée du projet est qu'il ne doit rien coûter, ou presque, à la société. Et voici comment : ces entreprises polyvalentes seront financées par le transfert des dépenses actuellement induites par chômage – le RSA (revenu de solidarité active), l'allocation spécifique de solidarité mais aussi le manque à gagner en impôts et cotisations. ATD Quart Monde a calculé que cela atteignait 15 000 euros par an et par personne. Or un Smic, avec les charges, revient à 20 000 euros annuels, et un emploi à 25 000 euros. L'entreprise complétera avec ses propres revenus, générés par ses activités. Il est toutefois prévu que l'Etat finance, la première année, en bonne partie l'expérimentation.

Optimisme

A Mauléon, dans les Deux-Sèvres, l'un des territoires précurseurs, Thierry Pain a été recruté il y a un mois pour diriger la future "entreprise à but d'emploi". Ancien DRH d'une grande entreprise de la région, il n'a pas hésité longtemps avant d'accepter l'offre, enthousiasmé par le défi. "Actuellement, je rencontre les chômeurs intéressés par le projet, explique-t-il, je leur demande ce qu'ils ont envie de faire et ce qu'ils ne veulent pas faire, ce qu'ils pourraient apprendre aux autres, combien d'heures ils voudraient travailler car beaucoup, ayant arrêté longtemps, ne se sentent pas de reprendre tout d'un coup à temps plein." Thierry Pain fait aussi le tour des entreprises du territoire : "Je regarde leurs besoins. Comme nous ne voulons pas les concurrencer, je leur parle aussi des activités que l'on voudrait faire. Si ça leur pose problème, je n'insiste pas."

Salariés en duo

Thierry Pain ne se fait aucun souci : du travail, il y en aura. Il a rangé par grands chapitres toutes les activités qu'il a déjà répertoriées - dans la transition écologique, les services à la personne, les transports, etc. Pour faire tourner sa future entreprise, il imagine organiser des duos de salariés pour chaque mission. L'entreprise sera polyvalente, les salariés aussi. A ses côtés, Thierry Pain bénéficie de l'expérience de Bernard Arru, qui pilote le projet dans le "Grand Mauléon" – la ville de Mauléon et les 6 communes voisines, soit 8 500 habitants au total. Pour s'y consacrer, il vient de céder sa place de directeur des Ateliers du Bocage, l'entreprise d'insertion d'Emmaüs, installée à Mauléon, qu'il a contribué à créer. Investi dans le projet depuis le début, il y voit une formidable opportunité de "mettre en activité les personnes qui sont exclues."

Unanimité

Le projet, qui paraissait un peu fou au début, a fait du chemin. L'Assemblée nationale et le Sénat l'ont adopté à l'unanimité, fait rare en ces temps de divisions. De nombreuses collectivités s'y intéressent. Il faut même freiner les enthousiasmes. La loi prévoit que dans une première phase, 10 territoires au maximum testeront le dispositif durant 5 ans. Puis, après évaluation, il pourra être étendu, mais il faudra alors voter une nouvelle loi. Les cinq territoires précurseurs, tous ruraux, – outre les Deux-Sèvres, en Ille-et-Vilaine, dans la Nièvre, en Meurthe-et-Moselle et dans les Bouches-du-Rhône – estiment avoir de bonnes chances d'être retenus pour la première phrase. Mais ils devront attendre le verdict d'une commission. Des territoires urbains ont aussi pris leurs marques – notamment des quartiers de Lille et de Boulogne-sur-Mer. L'expérience doit en effet être menée sur de petits territoires.

Hâte et espoir

[caption id="attachment_2411" align="alignright" width="250"]Philippe Gabot et Sébastien Riodel le 25 avril 2016 à Mauléon. Philippe Gabot et Sébastien Riodel le 25 avril 2016 à Mauléon.[/caption] Chez les chômeurs, l'espoir suscité est immense. A Mauléon, Phippe Gabot, 57 ans, qui alterne intérim et chômage depuis des années, et Sébastien Riodel, 38 ans, sans emploi depuis 6 ans, ont hâte que le projet se mette en place. "Pourtant au début, ça nous paraissait utopique, confient-ils. Imaginez: pendant les entretiens, on nous demandait ce qu'on voulait faire comme travail. Tout le contraire de Pôle emploi." Peu à peu, ils se sont mis à y croire, avec les débats parlementaires, les réunions de terrain impliquant de nombreux acteurs. Et "la grève du chômage" du 15 octobre 2015, où les journalistes ont afflué pour voir des chômeurs travailler afin de protester contre leur inactivité forcée. A Prémery, dans la Nièvre, David Redouté, 47 ans, nous confiait ses attentes lors de cette drôle de grève : "Au chômage depuis des années, j’en étais arrivé à me dire que c’était fini pour moi, je voulais laisser la place aux jeunes. Mais maintenant, je me dis que je ne suis pas si vieux que ça. Ce que je me vois faire ? Du maraîchage, avec un coin jardinage, des moutons pour tondre la pelouse, des poules et des canards, et aussi une ruche d’abeilles…"

Vertige

[caption id="attachment_2409" align="alignright" width="250"]Grève du chômage le 15 octobre 2015 à Premery (Nièvre) (François Phliponeau) Grève du chômage le 15 octobre 2015 à Prémery (Nièvre).[/caption] Face aux attentes, certains ont un peu le vertige. En particulier les élus locaux qui redoutent de décevoir. "J'y crois chaque jour un peu plus", assure toutefois le maire de Mauléon Pierre-Yves Marolleau. Il estime que son territoire a des atouts pour réussir le défi : des élus soudés autour du projet au-delà des clivages, un tissu de PME et des chômeurs très mobilisés. Les promoteurs du projet se félicitent d'avoir gagné une manche. Mais il reste encore bien des obstacles, à commencer par toutes les chausse-trappes qui peuvent surgir lors de l'application – décrets qui tardent, désaccords de dernière minute, complication juridique... L'heure n'est plus aux grands principes mais à la concrétisation, avec la question qui hante tout le monde : aura-t-on bien les moyens ? Le défi est lancé, la partie ne fait que commencer.. Véronique Soulé, rédactrice en chef du Journal d'ATD Quart Monde Crédits photo : François Phliponeau, ATDQM (et Véronique Soulé pour le portrait de P. Gabot et S. Riodel)

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