Alors que vient de paraître chez Gallimard son ouvrage Tout sur la littérature jeunesse – de la petite enfance aux jeunes adultes, la romancière, critique, formatrice et conférencière Sophie Van der Linden, par ailleurs accompagnatrice de longue date de l’Afev, revient sur les réflexions actuelles à propos de la lecture, de la littérature jeunesse, et sur le dispositif Accompagnement vers la lecture développé par l’association.
Comment en êtes-vous arrivée à devenir critique de littérature jeunesse ?
Critique de littérature jeunesse, c’est un métier qui n’existe pas vraiment, même si des journalistes s’intéressent peu à peu à ce domaine, même si des bibliothécaires parviennent peu à peu à acquérir une dimension plus analytique sur le sujet. Ainsi, plus qu’un métier, je dirais qu’il s’agit du sens que j’ai donné à des activités que j’ai menées depuis la naissance de mon intérêt pour cet objet spécifique. A un moment donné, au cours de mes études de lettres modernes, j’ai découvert de manière fortuite la littérature jeunesse à travers le travail fascinant de Claude Ponti, qui constitue alors, avec L’arbre sans fin (1992), ma clef d’entrée dans cet univers. A cette époque, en 1994-1995, ça ne fait pas encore dix ans qu’il publie, et son œuvre n’est pas encore celle que l’on connaît aujourd’hui, mais ça ne ressemble déjà à rien d’autre, et c’est d’une densité incroyable. Maintenant, on a une génération qui a grandi avec Claude Ponti, des adultes qui ont découvert très jeunes un univers à ce point singulier et cohérent qu’il parvient à marquer aussi fort que les univers de Roald Dahl ou Hayao Miyazaki, par exemple. Ce sont dans les trois cas des œuvres littéraires, artistiques, extrêmement amples. Des œuvres, aussi, qui naissent dans un souhait affirmé de créer pour l’enfance, directement à hauteur d’enfant, plutôt qu’à destination, en réalité, des parents – de ce que peuvent attendre les parents. Claude Ponti connaît par cœur les ressorts des enfants, de leur imaginaire comme de leurs modes de lecture, au point que les adultes, la plupart du temps, sont complètement dépassés et n’arrivent pas à rentrer pleinement dans ces ouvrages. Le mémoire que j’ai écrit à ce sujet a été repéré par un éditeur, qui a alors lancé la première collection d’ouvrages critiques en littérature jeunesse. Ce livre, Claude Ponti (Être, 2000) a été très bien reçu notamment par les bibliothécaires, après quoi on a fait appel à moi pour des conférences, des formations, etc. J’ai choisi alors très clairement de poser une théorie sur l’album qui n’existait pas encore en France, et de mener un travail critique à travers des publications (des ouvrages, puis la revue Hors Cadre[s]).De là où vous vous situez aujourd’hui, comment appréhendez-vous l’importance de la lecture dans la lutte contre les inégalités scolaires, sinon sociales ?
Sur le plan scolaire à proprement parler, les bénéfices de la lecture sont énormes, et sont désormais évalués : sur le vocabulaire, la mémoire, la compréhension de l’écrit, mais aussi jusqu’à des disciplines que l’on pourrait envisager comme "éloignées", comme les mathématiques. La lecture est donc un facteur indéniable de réussite scolaire. D’ailleurs, dans le système scolaire français, qui est quasiment champion du monde dans la reproduction des inégalités sociales, le facteur "livre" vient compenser les inégalités de départ : si un enfant issu d’un milieu défavorisé bénéficie d’un apport quotidien, fréquente régulièrement les livres dès le plus jeune âge jusqu’à en devenir lecteur, les inégalités dont il est l’objet de par sa situation familiale peuvent être complètement effacées, grâce à cet ancrage. C’est donc l’un des leviers les plus puissants que l’on connaisse. Il existe aussi une autre dimension, beaucoup moins évaluée, mais qui est extrêmement intéressante – et que je développe dans Tout sur la littérature jeunesse (Gallimard, 2021) quand je cite l’anthropologue de la lectureMichèle Petit : c’est tout ce qu’apporte la littérature comme poétique, esthétique, manière de penser le Monde et qui permet de se projeter, de développer l’imaginaire, la création, etc. Là, il s’agit moins de rétablir une égalité que de donner véritablement les outils pour une vraie émancipation. Quand tu rentres dans une œuvre littéraire à l’âge de sept ans, non seulement tu vas améliorer ton vocabulaire, ta syntaxe, ta maîtrise des codes, mais tu vas recevoir encore bien plus. Il existe deux grands pôles entre lesquels la littérature a toujours été prise – l’éducatif et le divertissement -, auxquels il faut ajouter une troisième voie : l’émancipation, la construction de l’individu. D’où l’intérêt aussi, par exemple, des bibliothèques pour l’ensemble de la population – au-delà de celle qui n’a pas de sous. C’est le lieu totalement incontournable quand on a des enfants et que l’on souhaite qu’ils deviennent lecteurs : ils y ont la possibilité de faire vraiment des choix, sans réelle limite, et même de se tromper en suivant certains de leurs élans, de passer à autre chose ou d’y revenir, et ainsi de suite… Tout ce qui relève de ce que Sophie Marinopoulos qualifie de "santé culturelle" dans son rapport adressé au Ministre de la Culture en 2019, et qu’elle souhaite inscrire à l’agenda des professionnels de l’enfance, au même titre que la nutrition ou l’hygiène.Faut-il maintenir une forme de "hiérarchie" entre littérature classique ou dite classique et littérature considérée comme plus "abordable" ?
Ce que je perçois, c’est que, notamment dans le champ de l’éducation nationale, il y a une grande préoccupation autour de la notion de compréhension, avec cette idée que certains livres seraient excluants, ou supposeraient des codes que tous les enfants n’ont pas. Je m’inscris totalement en faux par rapport à cette idée-là. D’une part parce qu’heureusement que nous n’attendons pas que les enfants comprennent 100% d’un texte pour en retirer de précieux enseignements – ce qui vaut d’ailleurs aussi pour les adultes… On mesure d’ailleurs aujourd’hui l’importance de lire des histoires y compris aux bébés qui n’ont que quelques semaines : la langue du récit qu’on leur fournit ainsi à travers la lecture est hyper structurante psychiquement, et va leur donner le fil de leur construction et de leurs premiers apprentissages dans la vie. D’autre part parce que mon expérience autour de Ponti, y compris dans des quartiers très défavorisés, l’atteste : à aucun moment je n’ai relevé de difficultés, de réserve, de défiance vis-à-vis d’albums qui sont pourtant les plus complexes, nourris et référencés qui soient. Les enfants ont une capacité à entrer dans les livres, en y faisant leur propre chemin, qui est aussi indéniable qu’impressionnante. Sans connaître en profondeur ces rapports et ces problématiques, je constate qu’il s’en dégage une petite musique gênante, celle selon laquelle il faudrait tout hyper-simplifier (voire bêtifier) dès lors que l’on s’adresse à des enfants et, a fortiori à ceux que leur milieu culturel n’aurait pas bien préparés à aborder la littérature. C’est exactement l’inverse, dans les faits, qui se produit - je suis là pour en témoigner.Comment améliorer la transmission du goût de la lecture, qui peut d’ailleurs être à double sens, au sein des familles y compris les plus éloignées de cette activité ?
D’abord, s’entendre sur les définitions : il ne s’agit pas d’accompagner à la lecture mais d’accompagner vers la lecture, comme il ne s’agit pas de faire la lecture à l’enfant mais avec l’enfant. C’est une relation dynamique, a fortiori quand le jeune n’est lui-même pas encore lecteur, et une relation qui n’est pas à sens unique : de l’adulte vers l’enfant, mais aussi de l’enfant vers l’adulte. On a encore beaucoup à apprendre, à comprendre de cette possibilité de laisser aussi le loisir aux enfants de s’exprimer. On remarque parfois que ces derniers, par l’image, comprennent beaucoup plus de choses que les adultes. Ensuite, il y a des cas spécifiques, comme les parents allophones, ceux en difficulté de lecture pour telle ou telle raison, voire totalement réfractaires à toute œuvre d’imagination. Là existent des terrains auxquels on peut réfléchir, comme les albums sans texte, qui laissent une très grande liberté aux parents : il n’y a alors pas la contrainte de l’alphabet, et l’album peut passer de mains en mains (de l’étudiant à l’enfant dans le cadre de l’AVL, puis de ce binôme à la famille, voire au sein de la fratrie, des grands aux petits et inversement…). Face à cela, cette idée de livres hyper catégorisés, pour les filles de 8 à 10 ans par exemple, m’apparaît totalement stupide. Au contraire, la circulation des livres renforce encore cette nécessité de l’approche relationnelle, et le dispositif AVL de l’Afev amène encore un nouvel acteur – l’étudiant – au sein des familles, en lien avec l’école. Envisager une expérience de lecture avec un enfant, c’est choisir de leur donner la main, dans le sens de leur passer la main. Pour, à terme, leur laisser la main sur les livres.Comment appréhender, enfin, la question des "digital natives", de leur rapport parfois jugé conflictuel avec le livre et la lecture ?
Ces inquiétudes autour de la lecture des nouvelles générations sont omniprésentes depuis les années 80 : décrochage, livres numériques, aujourd’hui rôle des écrans… En réalité, je n’ai aucune inquiétude : le livre et la lecture sont toujours là, et ils seront toujours là - même s’il ne faut pas se voiler la face, il y a d’un côté un effet smartphones et d’un autre côté un effet séries sur les ados. L’appel d’air est fantastique, et la désertion de certains jeunes par rapport à la lecture indéniable. Mais le livre est la plus vieille industrie culturelle : même s’il peut perdre du terrain, dans sa forme actuelle, sur le besoin humain de transmettre des récits, de se raconter des histoires, cette caractéristique constitutive de l’humanité ne va pas disparaître. Il faut simplement que la littérature jeunesse soit capable de se réinventer, d’investir des domaines sur lesquels le livre n’est pas concurrencé par d’autres médias. Pour moi, les enfants auront toujours besoin de livres, et savent très bien reconnaître et exprimer ce besoin. Ce qu’apporte le livre dans son essence, très peu d’œuvres cinématographiques sont en capacité de l’apporter. Le livre saura donc toujours rappeler ses qualités propres, et restera un vecteur indispensable, même si sa forme, son rôle sont appelés à évoluer – comme ça a toujours été le cas. Quant à la lecture, c’est un acte à la fois extrêmement intime et une manière de comprendre le monde, les autres, d’accéder à la psychologie d’un nombre invraisemblable de personnages, d’univers... Ce paradoxe essentiel a encore de beaux jours devant lui. Par François PerrinZOOM SUR... l'Accompagnement vers la lecture
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