Chronique assurée par Jérôme Musseau, enseignant de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre) dans un collège REP (Réseau d’éducation prioritaire) à Paris.
" Le nouveau ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer a rendu publique le 8 juin 2017 au Conseil Supérieur de l’Éducation un projet d’arrêté applicable à la rentrée prochaine pour détricoter la réforme du collège 2016. Officiellement, il s’agit de laisser chaque établissement libre de conserver ou non les EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires), l’AP (Aide Personnalisée) et, inversement, de rétablir la possibilité d’enseigner des langues anciennes, de faire des classes bilangues ou européennes. Ainsi, il n’aura pas fallu attendre plus d’un an avant qu’une réforme ambitieuse sur le plan national soit remise en cause et laissée à l’appréciation des équipes pédagogiques, qui choisiront ou non d’en garder les dispositifs.
On peut s’étonner que, pour répondre à une promesse de campagne censée faire plaisir aux enseignants, le ministre rompe avec le temps pédagogique qui est un temps long et défend un principe de continuité en arguant que la réforme pourra se poursuivre en fonction des projets des équipes en place. En effet, cette réforme avait été difficile à mettre en place parce qu’elle imposait le travail interdisciplinaire et qu’elle bousculait l'organisation des langues et des options. Certains estiment donc[1] que, sans soutien institutionnel ni cadre national, elle s’efface progressivement tandis que la logique éducative dominante, qui fait des connaissances disciplinaires et théoriques l’alpha et l’omega de l’organisation du collège, reprendrait ses droits.
On voudrait ici pourtant défendre l’idée que les EPI et la suppression des options sont des dispositifs vertueux, si on se place du point de vue des élèves pris dans leur globalité. On soutient même que les EPI contribuent à une politique éducative plus juste qui donne davantage à ceux qui en ont le plus besoin. Ce point de vue n’est probablement pas partagé par une majorité d'enseignants, mais il pose au moins le débat et mérite d’être exposé pour être discuté.
Primo, ces fameux EPI ont été peu mis en avant lors des débats autour de la réforme, sauf pour souligner que les enseignants devaient rester libres de travailler comme ils voulaient et avec qui ils voulaient. Au collège Guillaume Budé situé à Pais (19è) en REP (Réseau d’Éducation prioritaire), nous avons fait passer la semaine dernière les oraux du brevet, où les élèves pouvaient présenter leur travail réalisé en EPI. Et là, subitement, on a été surpris. Pour tout dire, certains collègues n’ont pas reconnu leurs élèves. L’intelligence qu’ils pouvaient déployer, l’étonnante faconde avec laquelle ils racontaient ce qu’ils avaient appris sur l’histoire du droit des femmes ou bien le fonctionnement d’une collectivité locale sur les questions écologiques, tout cela montrait un engagement qui rendait l'exercice passionnant et nous faisaient redécouvrir nos élèves.
Certes, ce ne fut pas le cas pour tous, mais ces réussites inattendues témoignent que, pendant quatre années de collège, quelque chose nous avait échappé et que ce quelque chose tenait dans le dispositif proposé. Car l’École croît connaître les élèves qu’elle produit et ce qu’elle propose le plus souvent, c’est de reproduire ce qui a été déjà pensé.
Or, avec les EPI, l’accent est mis sur le projet, sur l’objet et sur le concret. Il s’agit moins de reproduire que de construire, moins d’apprendre que d’expérimenter, moins de savoir que de découvrir. C’est d’ailleurs pour cette raison que les enseignants ont du mal à les mettre en place, car les EPI prennent à revers tout ce qui fait leur ordinaire, un savoir à transmettre et à faire mémoriser par le plus grand nombre. Et précisément, ce renversement de logique, même timide - les EPI ont représenté cette année une part minime de l’enseignement quand ils ont été mis en place - , profite avant tout aux élèves les moins scolaires, qui viennent en grande partie des catégories populaires.
Pourquoi ? D’autres étudieront cela, mais c’est un fait et il doit nous interroger : Tel élève qu’on pensait avoir des difficultés de compréhension, de mémoire, de réflexion, se révèle soudain sensible, convaincant, ayant pris à bras le corps une question qu’il a pu choisir et qu’il devait présenter. Logique d’engagement contre logique de réception. Retournement de la passivité en activité. Désir de montrer ce qu’on sait autant que désir de comprendre. On a trop peu entendu les élèves sur les EPI, et c’est bien dommage, car cela pourrait être, pour les éducateurs et les politiques, riche d’enseignement.
Le deuxième point concerne les options facultatives qui vont pouvoir être remises en place et qui déjà, sous la pression, avaient été partiellement sauvegardées par la réforme. Il ne s'agit pas de dire que ces classes de latin, de bilangue, d'européenne ne servent qu'aux élèves favorisés (argument sans cesse réitéré). Il s'agit de voir que cela s'adresse toujours à un groupe d'élèves qui n'est pas le niveau entier, qui n’est pas le collège entier. Parfois, ils sont très peu à choisir l’option et dans d’autres cas, il n’y aura pas de place pour tout le monde. Dans tous les cas, c’est une partie des élèves qui est sélectionnée. Et c’est là que la bât blesse. Il n’y a évidemment aucun problème à faire faire du latin ou du grec à tout un niveau, et c’est même ce qui a été fait pour la première fois avec les EPI « langues et cultures de l’Antiquité ». Mais dès lors qu’une option est facultative, se mettent en place des mécanismes subtils de différenciation que François Dubet a nommé la « distillation fractionnée ».
Car la composition d'une classe de latin, bilangue ou européenne (ou de toute classe à option favorisante) n'est pas homogène à la composition du collège. Or, ces groupes sont systématiquement valorisés : on les félicite de faire plus d'heures, les enseignants s'investissent davantage pour eux, ils partent plus souvent en voyage et ils ont souvent des notes gratifiantes.
En un mot, ils sont bichonnés. Sans compter que cela correspond à de l'argent public octroyé à une minorité. Cela profite aux élèves des catégories supérieures, qui voient d’un bon oeil ce surplus de savoir et à certains élèves des catégories modestes, attirés par ce que l’École propose. Du point de vue de ceux qui participent aux options et de leurs familles, c’est donc bénéfique, puisque les élèves sont valorisés sur un engagement qu’ils prennent et sur la base de leur travail qui est récompensé.
Par ailleurs, et c’est un argument mis souvent en avant par les chefs d’établissements eux-mêmes, cela contribue à une offre scolaire qui valorise le collège et le rend attractif dans des quartiers où l’évitement scolaire est massif. Mais en réalité, les options ont un effet désastreux et, si on ne le dit pas, c’est parce qu’on ne prend jamais l’avis de ceux qui ne les choisissent pas. Ceux-là se rendent tout à fait compte qu’un groupe d’élèves est mieux traité et l’interprète moins comme la reconnaissance de leur mérite que comme un mécanisme de ségrégation avantageant certains groupes sociaux et/ou raciaux. Il donne à voir une politique de favoritisme social indolore et pernicieux qui porte un nom : l’élitisme. Pire, cet élitisme est accepté par tous au nom du fait que chacun a eu la possibilité d’accéder à ce groupe choyé, ce qui est évidemment faux, puisque les places sont toujours limitées. Il peut ainsi se donner les attributs de la vertu en mettant en avant la mixité sociale qui en résulte.
Le gouvernement précédent s’est attelé tardivement à la question de la mixité sociale entre établissements[2], mais qui se soucie de la mixité en leur sein ? En réalité, la ségrégation scolaire entre quartiers s’est installée à l'intérieur de l'établissement et tient sa place grâce au concept très efficace d'égalité des chances, dont l’inanité a été bien analysée par François Dubet[3]. Du dehors, on arbore des collèges mixtes affichant des options et des classes à projet, quand l’intérieur fait voir concrètement que certains élèves sont favorisés par un système se présentant comme égalitaire.
Le nouveau ministre, qui se réclame d’une culture de résultats[4] comme principe de pilotage du système éducatif, serait donc avisé de voir dans la réforme mise en place avant lui une authentique expérimentation à l’échelle nationale. Les équipes enseignantes ont pu innover et intégrer dans leurs pratiques le point de vue des élèves, comme base de réflexion pour construire des parcours d’apprentissage. Il pourrait alors voir comment cette diversification pédagogique peut profiter à davantage d’élèves, et qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable de revenir à une école à la carte et disciplinaire qui entretient de fait et malgré les intentions affichées une injustice scolaire qui ne profite finalement à personne."
[1] www.alternatives-economiques.fr/philippe-watrelot/education-jean-michel-blanquer-ministre-ctrl-z/00079229
[2] www.education.gouv.fr/cid95191/renforcer-la-mixite-sociale-dans-les-colleges.html
[3] blogs.mediapart.fr/edition/enfant-aujourdhui-citoyen-demain/article/190310/egalite-des-places-egalite-des-chances-
[4] www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/grand-entretien-avec-jean-michel-blanquer-ministre-de-leducation-nationale
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