À l’initiative de cette conférence sur « Les nouvelles générations porteuses des capitales de demain », Paul Gradvohl, directeur du Centre de civilisation française et d’études francophones de l’université de Varsovie, souligne l’ancrage social et urbain des universités à déployer dans les métropoles.
En quoi, à Varsovie, les nouvelles générations qui maîtrisent les outils numériques influent-elles sur les usages de la ville ?
Nous observons deux mouvements. D’un côté, les autorités municipales travaillent avec des entreprises pour favoriser l’utilisation des données ouvertes sous forme d’applications pour téléphones intelligents. Il s’agit de faciliter la vie du citadin qui se repère ainsi facilement dans les services ou les environnements, type centre commercial ou gare. Les jeunes programmeurs sont mis à contribution via des concours largement ouverts. Ainsi, on a pu voir l’intérêt d’une société comme Orange pour une prise en charge des nouvelles technologies par des acteurs autonomes, avec une conscience assez aiguë de la nécessité d’un débat sur les nouvelles formes de la protection de la vie privée. Mais ce type d’initiative ne peut suffire à modifier les comportements et les peurs sociales. L’autre mouvement concerne le développement d’enclos résidentiels privés qui finissent par nuire au vivre ensemble. Entre le souvenir d’un communisme qui imposait l’uniformité et la peur d’une globalisation éradiquant les spécificités locales, régionales, nationales ou européennes, les perspectives de smart city à Varsovie ne peuvent s’imposer en misant seulement sur le charme des technologies de demain. Sur ces questions, les jeunes ne sont pas particulièrement actifs, sauf sans doute dans le domaine artistique.Quel regard portez-vous sur le phénomène des « smart cities » ou « villes intelligentes » ?
En tant que tel, c’est un phénomène quasi-inexistant. Sauf à considérer Dubaï - ou autre champignon technologique poussant dans un univers à fort degré de ségrégation sociale et nationale - comme des modèles. En Europe, on avance à peine sur le volet de l’économie d’énergie. Mais l’instauration d’une formation (scolaire ou universitaire) citadine et citoyenne adéquate n’existe pas. Or, les responsabilités de chacun face aux choix technologiques et sociétaux qui leur sont associés vont s’accroître rapidement, sauf à envisager une mutation "technocrato-bureaucratique" qui ferait regretter les dictatures à l’ancienne. Le citadin intelligent et responsable qui s’engage pour la chose commune, la Res Publica, semble de moins en moins être l’ambition de nos systèmes de formation, et ce n’est pas mieux si on considère les consommateurs rêvés par les systèmes commerciaux. Pourtant, le paradoxe est que des entrepreneurs, enseignants et responsables politiques ont conscience des dangers de l’actuel aveuglement et des urgences, au-delà du dérèglement climatique. Donc, non seulement il n’y a pas de smart city pour l’instant, mais les conditions pour qu’elles existent, du point de vue de l’engagement citoyen qu’implique l’intelligence collective qu’une telle ville suppose, sont encore bien incertaines. Heureusement, si je puis dire, les menaces climatiques et les coûts écologiques (y compris en termes de budget-temps des transports) contraignent a minima d’agir dans ce domaine.Croyez-vous en l’implication sociale et urbaine des Universités ?
Faut-il être croyant ? Acceptons plutôt l’idée que, malgré une tendance majoritaire à former des managers qui croient diriger des moutons et le règne de la passivité dans les enceintes académiques (voir la participation aux élections en milieu étudiant), le carriérisme et l’égoïsme ne sont pas nécessairement les seuls vainqueurs des évolutions actuelles. Le vide sidéral de la pensée technocratique pousse des jeunes à chercher autre chose, et les institutions universitaires - qui sont méprisées et tenues en suspicion - à affirmer que l’universel désir et besoin de connaissance exige un ancrage social fort. L’époque des clercs au service d’une Église (fût-elle étatique) est passée. Il est de la responsabilité des universités de penser la démocratie et la ville de demain, tout en s’engageant dans la cité pour que leurs membres y puisent des expériences humaines qui nourriront la réflexion. De nos jours, on trouve de tout à l’Université : un attachement aux fonctions cléricales, du désespoir, mais aussi un désir de transgression des cloisonnements et une envie de création. C’est une des dimensions du phénomène plus large qu’est la résistance aux peurs qui engluent nos sociétés du bien-être en péril. Et si les Universités ne prennent pas leur pleine place dans cette résistance, elles périront. D’une certaine façon, un universitaire doit donc « croire » en l’implication sociale et urbaine de son institution, au moins dans la mesure où il croit en l’avenir de la démocratie. Propos recueillis par Jérôme Sturla Crédit photos : JSPartager cet article