Une semaine de classe transplantée sur le plateau du Vercors, avec des sixièmes - à les faire dormir dans des tipis d’indiens, à les faire crapahuter, à les laisser s’égarer dans les prairies, s’immerger dans les fleurs et les bestioles de toutes sortes -, offre à nouveau le spectacle saisissant d’êtres humains changés subitement de milieu et qui découvrent des ressources inespérées pour faire face à cette vie incommode.
C’est le voyage qu’on a déjà fait, on regarde les photos, les paysages et les endroits sont les mêmes : le vide majestueux en haut du col de Chironne avec ses rapaces flottant au-dessus de nos têtes, le chapiteau où la lumière filtrée bleuit les visages qui émergent d’une nuit emmitouflée au-dessus d’un bol de céréales, la maison de Bernard et Annette où l’on va traîner ses petits bobos et sa curiosité du monde des adultes. Seuls changent les visages et les prénoms, même si on retrouve celle qui avait peur du chien au début, celui qui a sa gourde, sa loupe et ses jumelle pour la balade, celui qui fera la semaine avec le même survêtement. Une semaine de classe transplantée sur le plateau du Vercors, avec des sixièmes - à les faire dormir dans des tipis d’indiens, à les faire crapahuter, à les laisser s’égarer dans les prairies, s’immerger dans les fleurs et les bestioles de toutes sortes -, offre à nouveau le spectacle saisissant d’êtres humains changés subitement de milieu et qui découvrent des ressources inespérées pour faire face à cette vie incommode. Des petits sacs plastiques aux pieds pour marcher dans l’humidité complète, des couvertures enroulées contre le froid piquant des nuits à 1100 mètres d’altitude, des chaussettes qui se prêtent, des pulls qui s’échangent, des paroles apaisantes pour soulager la solitude et l’éloignement dans la nuit sans ondes... Côté profs, on ne sait plus trop pourquoi on est revenus là après une journée sous la pluie à 10 degrés. On savait que les nuits seraient courtes à consoler, que les journées seraient longues à s’époumoner devant ces enfants n’arrêtant jamais de jouer. Certes, on a écrit un projet pédagogique, imaginant comment faire apprendre en plein air, on a convaincu le collège, les familles des enfants, la nôtre aussi, que ce voyage valait la peine qu’on y consacre autant de temps et d’énergie. On se retrouve à bander des entorses, à aller chercher au bout du chemin un enfant qui boude, à faire des leçons de morale sur les papiers de sucettes jetés dans l’herbe. Et finalement, après tout ça, quand on regarde les films réalisés avec les élèves, leurs carnets de voyage colorés, quand on devine dans les regards qu’on a donné de quoi fabriquer des souvenirs ineffaçables et cette petite fierté enfantine de raconter qu’on a vécu pleinement l’aventure, la grande, loin des conforts de la ville, et de dire que c’était tellement beau qu’on se serait "cru à la télé", on n’a qu’une envie, c’est de remettre ça l’an prochain. Pourtant, c’est une semaine où l'on délaisse les apprentissages et les méthodes traditionnels, sans maths ni français, et où on laisse toutes ses autres classes sans enseignant, une virée hors du temps scolaire où l'on a pourtant l’impression tenace de faire école et d’apprendre des choses essentielles, d'unir peut-être un peu l’école et la vie, de faire expérimenter ce que l’on apprend jamais vraiment qu’en dehors de ces sentiers battus que sont la famille et l’école, précisément ici, dans cet ailleurs qu’ouvrent les attentes un peu folles, les angoisses serrées et les froides occasions qu’apporte le réel de se découvrir débrouillard. On peut dès lors être étonné que les voyages scolaires soient aussi peu un objet de débat dans les questions touchant à l’école. On n’en parle pas dans la réforme du collège, et quand on les évoque, c’est souvent comme des projets sympathiques certes, mais à l'écart des vraies questions pédagogiques, et surtout hors des choix portant sur l'organisation scolaire. Pourtant, à bien écouter les élèves qui évoquent la nostalgie des "années collège", ces voyages les ont profondément marqués, même s’il le formulent davantage comme une conquête que comme une somme d'acquis scolaires. Surtout, ils disent la chance qu’ils ont eue d’avoir été choisis, en s’étonnant parfois qu’ils aient pu faire deux ou trois voyages, quand d’autres n’étaient jamais partis.Politique et démocratie
Or, on peine à trouver dans les établissements des politiques cohérentes sur les voyages, encore moins aux niveaux académique ou national. Cela relève toujours plus ou moins d'initiatives locales, tel enseignant organisant son voyage... Une question est en tout cas laissée dans un flou total, c’est celle de savoir qui part. Ce voyage dans le Vercors par exemple touche une classe sur les cinq du niveau. Les autres élèves n’en seront pas, tant pis pour eux. Mais alors, faut-il éviter les voyages, qui introduisent des différences de traitement entre les élèves ? Certains établissements ont à cœur de faire partir tout un niveau pour ne léser personne. D'autres choisissent une classe, un groupe d’élèves. Et on pourrait être surpris de découvrir comment se fait la sélection. Ici, on recrute les premiers qui auront payé, là, on met dans la balance les résultats scolaires, arguant que les plus faibles profiteront mieux des apprentissages en classe. Un collège va même jusqu’à organiser la sélection deux ans à l’avance, les élèves de sixième devant se tenir à carreau s’ils veulent pouvoir partir quand ils seront en quatrième... On voit bien que des bases aussi fragiles de sélection aboutissent à de véritables discriminations, qui écartent des voyages scolaires les élèves les plus éloignés déjà de la culture scolaire. On ne s’étonnera pas dès lors que les inégalités se creusent à l’école. On pourra s’interroger en revanche sur le fait que cette question de « qui part ? » soit si peu abordée, et que les mécanismes de distinction qui s’instillent doucement dans l’école soient si peu critiqués. Pourtant on touche là des choses qui construisent de fait le lien démocratique des futurs citoyens. François Dubet observe que lorsque tout le monde croit que les élèves ont les mêmes chances de partir, et qu’ils voient ce qu’il en résulte, cela renforce le fait que les « gagnants » croient davantage à leur mérite que les « perdants » accusent toujours plus le système. La démocratie, c’est justement l'un des enjeux que l’école pense peu, et qu’elle traite trop souvent uniquement du point de vue des principes plutôt que des pratiques. C’est précisément là qu’un voyage apporte quelque chose d’original : un visage de l’école qui apprend à partir des usages, transforment des conflits entre élèves en règles pour mieux vivre ensemble. Qui a le droit d’user du trampoline? Dans quel ordre se prennent les douches ? comment se règlent les tours de vaisselle ? Comment donner une place à chacun ? Tout cela fait l’objet de mille contestations, somme toute légitimes si l'on pense que toute règle construit le groupe et éprouve les principes de justice et d’équité. Justement parce que le voyage ne s’abstrait pas de l'espace de l’école, mais le déplace dans un espace où l'on peut discuter et négocier, il fait œuvre utile et, sans le dire, vaut peut-être autant que bien des leçons d'éducation morale et civique. On touche même peut-être autre chose de plus profond. Quand on perçoit derrière les flammes du grand feu allumé le dernier soir les regards de petits sauvages riant sous le ciel étoilé comme si aucun adulte n’était là, ou qu’on écoute patiemment, le long d’un chemin caillouteux l’exil d’une histoire familiale déracinée dans la bouche d’un enfant qui ne veut pas marcher, quand on découvre médusé que celui qu’on croyait limité par ses difficultés de langue se met à produire en quelques mots un haïku lumineux, on voit que le voyage, très loin de répondre à ses attendus, fait place à cet incroyable souffle de liberté qui anime tout être humain et, le temps d’une parenthèse, nous fait tenir ensemble - adultes, enfants, profs, élèves -, pour nous aligner tous sur la même onde fragile et grave d’un coin de Terre. Jérôme Musseau, enseignantPartager cet article