Il existe bien une réalité fuyante, des territoires qui glissent, des petites villes qui s’évident en leur centre, des « zones » périurbaines indistinctes et enclavées qui s’enfoncent dans une campagne elle-même comme simplifiée, vide ou absente. Derrière ces paysages, que tout un chacun appréhende confusément en ne faisant que passer (on les contourne d’ailleurs, du fait de cette fièvre absurde des contournements), se cachent évidemment des gens, leurs situations sociales et économiques, des difficultés, mais aussi des dynamiques à l’œuvre (et des formes de bonheur) qui reconfigurent souvent sans le dire nos territoires. Autun, Vendôme, Nogent le Rotrou, Guérande, Chatellerault, Angoulême, Vernon, le Pays de Caux, le Nivernais, Morlaix, Lillebonne, Saint-Rémy de Provence, Graulhet, Lannion, Cernay, Auxerre, Béthune, Boulogne sur Mer... Des villes qui n’ont a priori rien à voir les unes avec les autres, à une exception près : elles ont peu de chance de devenir une métropole. Elles comptent de 10000 à 40000 habitants, sont connues pour quelque chose (parfois d’exceptionnel) mais un peu oubliées pour le reste, elles perdent des habitants et/ou des emplois au profit de leur (modeste) aire urbaine ou de plus grandes villes, et sont objectivement fragiles. La crise économique, en se territorialisant, multiforme mais bien réelle, est passée par là. Leurs projets sont au ralenti. Leur avenir se fait incertain à travers un ensemble d’indicateurs qui chancèlent. Elles sont touchées plus confusément peut-être que certaines vallées lorraines, mais leur situation et leur devenir sont « border line ». Populations, acteurs, élus sont inquiets, devant ce glissement qui ne semble ni explicable, ni extinguible. L’attente, l’adaptation ou le repli sont de mise.
Loin de cette géographie qui n’en finirait pas de mourir, il y aurait un grand motif d’espérer : le fait métropolitain. 30 ou 40 villes françaises s’apprêteraient à tirer (ou tireraient déjà) le développement de tout un pays, comme jadis une dizaine de métropoles d’équilibre (le grand programme des OREAM des années 1960, associé à celui de la régionalisation) étaient censées faire enfin la peau à “Paris et son désert français”. Serait-ce la même partie qui se joue ? Ou bien s’agit-il d’une autre partition, où chaque ville moyenne française de 100 000 habitants et plus cherche à exister dans un nouveau concert, celui des villes européennes voire mondiales ? Ou tout simplement à continuer d’exister ? Le discours incantatoire est là, multiple et unique à la fois : écoquartiers, écocité, ville connectée et 2.0, classes créatives, compétitivité et attractivité, nouvelles cultures urbaines, classes créatives…tel est le nouveau cocktail des villes en haut du classement, qui rivalisent de stratégies pour attirer les meilleurs, en tout.
Mais si l’on décrypte un peu plus attentivement, on distingue rapidement : des discours plagiaires, stéréotypés, identiques d’une « métropole » à l’autre. Le marketing urbain et celui du développement durable rivalisent d’expressions nouvelles pour « vendre » la ville allégée, la ville fertile, la smart city, la ville des courtes distances, la ville conviviale, la ville créative…Mais tout se ressemble. Smart. La stratégie de Bordeaux à celle de Nantes, celle de Lyon à celle de Lille, celle de Dijon à celle de Reims. L’ennui nous guette ? La nouvelle doxa de l’urbanisme crée en tout cas tout une « ambiance » qui transforme progressivement l’art de penser les villes et les territoires en un marketing superficiel d’ambiances urbaines « créatives » et connectées. Ce serait cela, le « in ». Les lieux où il faut être. Qui devraient polariser la majeure partie de la population, par son style de vie désirable, ses secteurs d’activités innovants, sa culture branchée.
Sur fond de compétition inégale entre villes et territoires, les écarts se creusent, les inégalités prospèrent, le séparatisme et les ségrégations augmentent. Le tableau d’une géographie a plusieurs vitesses n’est pas faux : il y a la France du «in », celle dont on parle dans TGV magazine, et « les territoires du off ». Il atteindrait le cœur même du pacte républicain, laminant ses fondements territoriaux. Au point qu’un Ministère, et bientôt une grande mission interministérielle sont censés y remédier. Comme si l’égalité des territoires avait quelquefois existé. Comme si la reconstituer avait un sens réel. Il s’agit bien de maintenir en vie un mythe, passablement contrarié par les faits.
Il faudrait donc procéder autrement : regarder les inégales répartitions, les déséquilibres qui se créent comme autant d’occasion de réfléchir autrement, renouveler nos approches. Considérer que l’hétérogénéité relative des territoires est une force, qui peut alimenter des stratégies variées, des trajectoires à inventer.
Spécifiques, attentives aux contextes dans lesquelles elles peuvent prendre corps. Ce serait, d’abord, un message aux élus de ces territoires : en-hardissez-vous ! Ce serait ensuite un message aux urbanistes : décentrez-vous !
C’est en effet dans les territoires du off (les « TDO ») que la diversité est la plus grande, et sans aucun doute là qu’il faut aller explorer de qu’on appelle vulgairement les signaux faibles. Là que peuvent se renouveler en partie les façons de faire de l’aménagement, en dehors des sentiers battus de la ZAC et de l’écoquartier, dont les ressorts, même dans les grandes villes dynamiques, sont grippés : prisonniers qu’ils sont de plans masse répétitifs et d’un modèle économique fatigué, fondé sur la surface de plancher (ex SHON).
Accélération des « déménagements »
Il ne s’agit pas d’opposer le « in » et le « off », tant ils sont évidemment interdépendants, dans des relations complexes, historiquement et géographiquement situées. Sauf qu’aucun d’entre eux, et aucune de ces relations ne sont épargnées par une lame de fond, la mondialisation. Le paysage de l’aménagement, dans ce nouveau contexte, est en train de muter. Or ce qui se passe dans le « off » est susceptible d’éclairer d’un jour nouveau ce qui se joue aussi dans le in : la fin d’un « modèle » (dominant) de l’urbanisme, et la nécessité d’imaginer des trajectoires plus diverses, plus inventives. Les villes moyennes dont il est question, entourées de territoires aux économies historiquement très locales, ont été touchées récemment par plusieurs facteurs. Sans les détailler, évoquons-en quelques-uns : - La disparition de pans importants de domaines publics : la réorganisation du domaine de la Défense par exemple, qui a labouré en profondeur, entraînant en plusieurs vagues des fermetures de sites laissant un patrimoine bâti très important et privant ces villes d’une population captive ; ce sont souvent les mêmes qui ont perdu leur maternité, puis leur tribunal d’Instance ; aujourd’hui ce sont leurs antennes universitaires qui sont sur la sellette. Comme si, après une période d’aménagement du territoire couvrant le 20e siècle, s’opérait le déménagement ; - la prise de contrôle et la concentration des entreprises par des groupes : le « off » n’est pas le territoire de prédilection des sièges sociaux de grandes sociétés, mais il est par contre leur territoire de chasse, notamment des PME et PMI dont elles prennent le contrôle. Il n’est pas toujours négatif (ni fermeture automatique, ni réorganisation systématique), mais il traduit une financiarisation de l’économie et une distanciation des liens avec les territoires ; - 3e facteur qui ne joue pas en faveur des territoires du « off », certaines politiques d’aménagement, ou encore certains effets de politiques fiscales : le TGV, qui a bouleversé la géographie relative des villes en créant des rapprochements et des décrochements (tout le monde connaît la carte isochrone écrasée de la grande vitesse) ; les effets induits du prêt à taux zéro (PTZ, PTZ +, éco) qui épouse clairement la carte de la croissance du périurbain le plus fragile aux prochains chocs énergétiques, et ceux de la défiscalisation immobilière, ayant engendré les premières « friches neuves » de l’histoire (logements voire immeubles vacants en certains endroits sans marché locatif correspondant) ; Ces facteurs touchent surtout les territoires du off (les « TDO »), et en se combinant, ce qui les fragilise davantage. La « substance urbaine » des TDO se dérobe sous leurs pieds, tandis que le pouvoir semble définitivement passé en d’autres mains, ailleurs. Les grandes villes qui sont aujourd’hui des symboles du « in », comme Nantes ou Lyon, ont également subi des fermetures d’usines, de pans entiers d’activités industrielles ou publiques (chantiers navals, industrie chimique, etc.). Elles s’en sont relevées. Pourquoi les plus petites, et celles du « off », n’en feraient-elles pas de même ? Parce que les grandes ont engagé leur mue plus tôt, plus vite, avec des moyens plus importants ? Parce que les grandes possédaient déjà les facteurs clés de la mue en question, à savoir la conversion vers l’économie de la connaissance ? (les universités, les grandes écoles, les centres de recherches, les industries culturelles…). C’est là toute la question. Et c’est de cette question mal résolue, que découle les problèmes d’urbanisme que nous connaissons. Quelles sont les marges de manœuvre des territoires du « off » pour faire face aux enjeux qui les étreignent ? Il n’est pas certain, voire très incertain, que les solutions, les politiques, les projets menés dans les grandes villes puissent s’appliquer à eux, comme modèle de pensée ou recette pour l’action. Il faudra donc inventer. Et sans doute, s’intéresser aux impensés de l’urbanisme, explorer le hors champ, à savoir les territoires du off dans toute leur épaisseur et leur variété.Regarder autrement
Sortir de l’identité. Les Trente glorieuses, c’est fini. La France des années 1950 s’efface bel et bien. Depardon l’a momifié dans un livre mémoire admirable. Jean-Claude Bailly en fait le récit, passant souvent par les mêmes chemins, croisant ces villes que nous avons cité. Christophe Guilluy d’un côté, Laurent Davezies de l’autre, offrent déjà d’autres regards, non plus nostalgiques, mais retournant certaines fausses évidences. Pour Davezies que les transferts sociaux ont davantage structuré l’aménagement du territoire que toutes les grandes politiques du même nom. Pour Guilluy, que les classes populaires ne sont plus les mêmes, et ne sont plus là où on croit, géographiquement (et politiquement…). Pour arrêter de faire de l’urbanisme qui ne répond qu’à 20% de la population, il faut profondément renouveler le regard. Sortir du sepia, et regarder la diversité des situations urbaines dans la France de 2014.Faire de l’urbanisme autrement
Quelques pistes, pour engager les choses. Ce à quoi nous a habitué la loi SRU et la vague du projet urbain, c’est à considérer tout « vide » urbain au sein des tissus, tout terrain en attente, toute friche comme une réserve foncière ayant une valeur évidente pour construire du neuf, au nom du renouvellement urbain. C’est louable. C’est vrai dans le « in » de villes soumises à forte pression. Ce n’est pas vrai partout, et de fait, c’est très relatif lorsqu’on s’intéresse aux « TDO». Les friches perdurent, la vacance s’étend, le marché immobilier chancèle. Le grand terrain au milieu de la ville demeure, faut d’investisseur. Et ne sert pas la ville. Il faut changer de perspective : ces vides, gérés dans leur « vacuité » utile, vont permettre de donner les marges de liberté et d’initiatives aux habitants des villes, qu’ils vont aujourd’hui « rechercher » dans le péri-urbain, sans les trouver. Peut-être un jour seront-ils réaffectés à tel ou tel programme conséquent (équipement, morceau de ville) justifié, qui trouvera le foncier dont il a besoin. Dans l’intervalle, qui peut s’avérer longue, il faut imaginer de la mise en culture, des jachères urbaines, des espaces creux pour gérer l’eau de pluie, des lieux de montage/démontage d’événements, des lieux pour expérimenter de nouvelles coopératives d’habitat…En lieu et place de la ZAC plantée d’avance. Ce à quoi nous a habitué la modernité, c’est à considérer que la ville est une chose trop sérieuse pour être confiée aux citadins : sous-entendu, l’aménagement est une affaire de professionnels, élus comme techniciens. Sous prétexte de complexité, la ville a été pensée de façon technocratique. La raison de l’ingénierie a dominé. Finalement on a simplifié la ville (en un modèle de flux), faute de la regarder dans sa diversité. On découvre qu’il y a : un feuilleté de morphologies bâties qui ne sont pas toutes bloquées par l’idée de patrimoine, mais aussi des gens en situations de handicap ; de la nature en ville incontrôlée qui reprend par endroits ; …des modes et des styles de vie, des sous-cultures qui cherchent à exister, mais encore des idées, des initiatives, des désirs de créer des activités nouvelles là…ces forces ne sont pas exploitées, et l’on poursuit l’urbanisation de la campagne environnante, bourgs et franges agricoles de voies rapides… La ville est un écosystème qui doit respirer, et offrir des marges de liberté aux habitants, aux acteurs économiques dans leur diversité, y compris la marge qui consiste à pouvoir discuter de ce qui peut se faire. Ce n’est pas réactiver l’atelier public d’urbanisme des années 1970, c’est bien plus : c’est refonder la démocratie locale, dont l’urbanisme est un des sujets collectifs de choix, dans les TDO, pour faire de leurs fragilités visibles les forces souterraines de leur recomposition. Dans les villes et territoires du off, dont on parle si peu, ce sont des formes nouvelles de dialogue et de projet qui s’ébauchent. Des villages en Bourgogne ; Morsang sur Orge et son PLU 100% participatif, les villes en transition, Loos en Goëlle, etc, etc. Changer de regard encore, pour sortir de l’angoisse de la croissance 0, voire de la décroissance : « les territoires 0.2 » ont d’autres atouts que les villes 2.0, à condition de les reconnaître. Dans les TDO, les élus se sentent investis d’une mission, qui consiste à contrecarrer, par tous les moyens, l’érosion de la population et celle des emplois, à retenir ce qui peut l’être. On les comprend. Mais ne voir que déclin dans le vieillissement de la population, le développement de l’auto-entreprenariat ou le taux de vacance dans le centre ancien retarde la construction de stratégies fondées précisément sur les signaux faibles, les forces émergentes, et qui supposent d’assumer la décroissance dans certains cas.Comment construire des stratégies adaptatives ?
Pour certaines, il y a eu le tourisme, sous différentes formes. Sur les littoraux, il n’est pas rare de trouver des villes moyennes dont plus de 50% de population a plus de 60 ans, du fait d’une stratégie assumée d’accueil des retraités. Mais comme le disait un élu littoral, le business model de la Baule est à bout de souffle. Et puis toutes n’ont pas de réels atouts de ce côté-là. Quel devenir pour la petite ville moyenne « banale » et décrochée ? Redécouvrir les valeurs du centre-ville, réinvestir les faubourgs, juguler l’offre dans le périurbain de l’aire urbaine par une gouvernance unifiée, mettre en place à nouveaux frais une politique foncière innovante qui s’inspire de la municipalisation partielle des sols. Cela passe par la création d’espaces d’initiatives et de rencontre dans la ville, permettant aux habitants, aux acteurs eux-mêmes de se (re)connaître, de réévaluer les potentialités de la ville, de retrouver des formes d’échanges, qui feront naître des projets. Redonner de l’espoir et des perspectives à ces villes et territoires victimes objectives de politiques d’aménagement inspirées par la mondialisation passe par le réinvestissement de boucles locales, la libération d’initiatives (et le droit à l’expérimentation), la reconnaissance des valeurs de la ville lente (mouvement slow) qui peuvent offrir des alternatives fantastiques de modes de vie et de recréation de valeurs, entre les métropoles très productives mais qui excluent, et le péri-urbain indistinct, lointain, coûteux et socialement mortifère. C’est un à un urbanisme sans programme prédéfini qu’il faut s’atteler, un urbanisme qui repose, et sera le reflet, du désir de (re) vivre ensemble des habitants, et non plus un urbanisme planifié, qui est bel et bien derrière nous. Ce sont des TDO que vont surgir les termes et les instruments de cet urbanisme plus inventif, plus démocratique et plus résilient, qui irriguera demain les territoires du in. Le pacte républicain territorial ne peut se reconstruire qu’en assumant la diversité des situations et des trajectoires, non en invoquant une égalité de façade qui en réalité ne profite qu’aux plus dynamiques. Paris, le 20 décembre 2015 Julien Langé, Atelier ACTURBA Voir aussi : https://territoiresduoff.wordpress.com, site consacré à la question, publié par : http://atelier-acturba.fr/ Twitter : @atelieracturbaPartager cet article