Laure Belot, journaliste au Monde, a publié cette année un livre qui fait désormais référence, "La déconnexion des élites" (édition Les Arènes). Il traite de la naissance d’une civilisation numérique qui transforme radicalement nos pratiques et nos représentations sociales.
Cette révolution ancrée sur le développement des nouvelles technologies semble redessiner de nouvelles appartenances et frontières entre l’ultra-global et l’ultra-local. À travers cet entretien elle nous explique comment.
En quoi l’absence de compétences numériques constitue-t-elle aujourd’hui une nouvelle forme d’illettrisme ?
C’est une réalité dont il faut prendre la mesure. Que nous soyons nés avant ou après la vague numérique, nous vivons tous un profond bouleversement. Il ne s'agit pas seulement d'une révolution technologique. Ce qui prend forme sous nos yeux est l’avènement d’une nouvelle civilisation. Nous communiquons, nous informons, apprenons, cherchons du travail, achetons… sur des sites internet ou via des applications mobiles. La façon même dont nous nous lions aux autres se modifie. Ne pas participer à cette évolution là, entraîne, de fait, de se mettre en marge. Le clivage entre ceux qui ont pris le train de ce changement et ceux qui ne l’ont pas pris est déjà profond. Il le sera de plus en plus.Ne peut-on pas considérer qu’une nouvelle élite technologique concurrence les élites institutionnelles plus traditionnelles : responsables politiques, journalistes, chercheurs, chefs d’entreprise… ?
Mon livre intitulé "La déconnexion des élites" parle de deux élites : les anciennes et les nouvelles. Internet bouleverse, certes, l’ordre établi, mais il le « range » et l’organise déjà différemment. D'un côté, des acteurs détenteurs de pouvoirs économiques, intellectuels ou politiques ont du mal à percevoir, comprendre ou accepter ce qui se passe. De l'autre, des personnes ou organisations qui ont compris plus vite que les autres ces transformations prennent des positions claires et fortes dans la société. De grands groupes, comme les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple) aux Etats-Unis et les ABTX (Alibaba, Baidu, Tencent et Xiaomi) en Chine prennent des positions importantes. Beaucoup de gens veulent être de ces aventures. Le système a horreur du vide : il ne s'agit pas de la fin des élites, bien au contraire.À l’inverse du titre de votre ouvrage, l’emprise croissante du numérique ne déconnecte-t-elle pas les nouvelles élites numériques de toute une frange de la société ?
Nous sommes à un moment charnière où certaines nouvelles élites peuvent présenter les mêmes travers que leurs aînés. Certains nouveaux acteurs du numérique qui gagnent beaucoup d’argent peuvent chasser économiquement des centres-villes une partie de la population qui en gagne moins. Comme l'ont illustré, début 2014, les importantes manifestations à San Francisco, notamment contre les bus qui venaient chercher des salariés des grands groupes internet de la Silicon Valley. Dans cette ville, des applications ont surgi pour mettre aux enchères les places de parking au plus offrant. Les nouvelles technologies peuvent aussi être utilisées à des fins d’exclusion.L’emprise du numérique donne parfois le sentiment que les réflexions sur la société à venir se tiennent en dehors des institutions publiques. Ce type d’évolution peut-elle avoir des incidences sur le fonctionnement de nos démocraties ?
Les citoyens se sont toujours exprimés et mobilisés à travers notamment des actions associatives ou militantes. Mais cette expression a pris une autre dimension : Internet est un porte-voix potentiellement mondial. Ce canal permet d'exprimer des frustrations, mais aussi de lancer des pétitions ou défendre des causes. Ces paroles peuvent toucher des personnes hors du cercle restreint de la ville, du village ou de l’association. Ces relations horizontales dépassent les frontières. Selon nos passions ou nos centres d’intérêt, nous pouvons avoir des atomes crochus avec des personnes partout dans le monde. Nous assistons de fait à une extraversion de la société : des personnes de tous pays se sont mises à communiquer mais aussi à agir et à collaborer ensemble. Internet a bouleversé la planète et déborde, de fait, les responsables politiques. Il relie les citoyens, leur donnant de nouveaux moyens pour accéder à leurs envies. L'historienne Laurence Fontaine indique dans le livre qu’« une technologie ne se développe dans une société que si elle épouse certaines valeurs. » Elle précise qu'Internet et la société numérique rencontrent « des valeurs qui se sont déjà révélées dans la société il y a plus de deux siècles ». Aujourd’hui, le numérique permet aux gens de devenir des acteurs là où ils sont.La révolution numérique ne favorise-t-elle pas l’émergence d’une nouvelle forme d’empowerment, redonnant la capacité aux citoyens de dire et de faire ?
Souvent, les idées les plus novatrices proviennent des marges d'un système, d'une organisation, d'une société. Il faut avoir conservé une certaine distance, un certain degré de liberté pour penser "en dehors de la boite" ("out of the box"). Au départ, certaines personnes à la marge imaginent des possibles. C'est ensuite les "early adopters" un peu en avance qui se saisissent de ces initiatives. Enfin, le phénomène est adopté, ou non, par la foule. Le numérique donne de l'ampleur à ce type de processus. Il accélère les collaborations en ligne, permet de faire connaître rapidement un projet. Partout dans le monde, des initiatives créatives surgissent. Tel en Afrique, le projet WOELABO, un tiers-lieu (espaces de coworking, fab-lab, living lab et autres hacker spaces) qui permet l’échange et la co-construction. Ce fablab a, par exemple, imaginé la construction d'une imprimante 3D à partir de déchets électroniques qui a été remarquée par la Nasa. Pour les institutions, le défi est de ne pas passer à coté de ces signaux faibles qui racontent comment la société se saisit du numérique et évolue. Ainsi, les pétitions en ligne agrègent des multitudes de points de vue et peuvent rallier à une "cause" des dizaines de milliers de "likes". Ces scores ne signifient pas que la cause est forcément juste, ou qu'il s'agit de l'expression de la vérité. Pour autant, il devient compliqué pour les politiques ne pas prendre en compte cette nouvelle réalité. Comme le résume Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation pour l’Internet Nouvelle Génération, « la société moderne s’est construite sur un diptyque privé-public, l’entreprise et l’Etat. Aujourd’hui, nous avons un triptyque qui inclut désormais la société civile. » Propos recueillis par Jérôme Sturla Crédit photo : Julien FalsimagnePartager cet article