JRES (4) - Sophie Guichard : "Tout le monde avance, à son rythme et dans l'entraide"

Le 20 septembre prochain, l'Afev organise la 9ème édition de la Journée du Refus de l’Échec Scolaire (JRES) - en partenariat avec Trajectoires-Reflex et de nombreuses organisations. Cette journée, accompagnant la publication d'une enquête exclusive, sera consacrée à la question du numérique, conçu à la fois comme un levier de lutte contre les inégalités à l'école et un outil « d'empowerment » des individus. Car si le numérique a désormais bel et bien investi nos vies de tous les jours, comme celle des supposés "digital natives", il n'en demeure pas moins intimidant, et discriminant pour ceux qui n'y ont pas accès ou n'en maîtrisent pas l'usage. Afin d'anticiper les débats et découvertes qui marqueront cette journée, le Lab'Afev tenait à diffuser quatre articles (le premier ici, le deuxième ici, le troisième ici), permettant de découvrir des intervenants que vous retrouverez le 20 septembre au cours du débat de la Journée du refus de l’échec scolaire. Pour plus d’informations sur la journée : www.refusechecscolaire.org

Enseignante depuis 2003 au lycée Branly à Lyon, Sophie Guichard a produit et diffusé depuis trois ans plus de 4500 vidéos gratuites sur son site Mathenvideo, à destination des élèves du collège au bac pro. Elle s'inscrit ainsi dans un mouvement pionnier, encore en phase de développement, de classe inversée, et espère un jour voir apparaître de véritables classes numériques – plutôt que leur schéma traditionnel, ou la vision américaine de la classe inversée. Sophie Guichard interviendra le 20 septembre au sein du débat de la Journée du refus de l’échec scolaire à la Gaîté Lyrique à Paris.

Comment vous est venue cette idée ? Sophie Guichard : J'ai passé l'agrégation de mathématiques en candidat libre à l'ENS Lyon. Après cela, stagiaire à la Cité Scolaire Internationale de Lyon (CSI), j'ai eu l'occasion de partir au Québec avec l'IUFM, au sein d'une structure atypique qui mettait les élèves en responsabilité ils venaient à nous dans notre bureau, quand ils n'étaient pas en train de travailler de manière autonome,. J'ai essayé de mettre ça en place en rentrant en France, mais nous n'avons pas cette culture consistant à travailler en petits groupes autonomes. Aujourd'hui, les classes de BTS en particulier redonnent pourtant de l'intérêt à cette méthode, puisqu'on y recrute 50% de bacs pros, mais aussi des élèves de terminales, de prépas, de DUT/IUT. Autant de parcours variés, d'attentes diverses qu'il faut savoir gérer, de manière pourtant simultanée. Il m'est apparu nécessaire de susciter des dynamiques susceptibles de s'orienter vers cette voie de la différenciation. Des dynamiques qui n'existaient pas ? Sophie Guichard : On se démène un peu tout seul, même s'il existe quelques formations importantes. J'ai effectué mon apprentissage en lisant, assistant à des conférences, découvrant des outils supplémentaires me permettant d'enrichir ma manière de transmettre. Ainsi, à chaque rentrée, sur la base de ce que j'avais déjà mis en place, je me demandais ce que je voulais et pouvais construire de neuf pour aller un cran plus loin. Et en 2008-2009, j'ai eu le sentiment de commencer à avoir fait le tour de mon métier : je baissais dans ma passion. A l'occasion de mon congé maternité, j'ai remis les bouchées doubles pour déconstruire tout ce que j'avais appris en termes d'éducation, et imaginer un nouveau modèle de fonctionnement. Peu après, une amie m'a parlé des plateformes de e-learning et de la Khan Academy. De chouettes vidéos, mais avec peu d'équivalents en langue française (surtout au-delà du niveau collège), et qui n'étaient pas vraiment conformes aux exigences du système français. J'ai donc appris à utiliser une tablette, et décidé de produire – sur mes deniers et mon temps libre - mes modules fractionnés au maximum, en suivant mon propre chemin. C'est chronophage, mais je suis une ancienne sportive, j'ai fait une prépa : ma force, c'est l'endurance. Et puis, les nombreux et rapides retours que j'ai pu recevoir, notamment sur Internet ou de visu, m'ont soutenu et me soutiennent encore dans ma démarche. Difficile à mettre en place ? Sophie Guichard : J'ai toujours communiqué par mail avec mes élèves, lycéens ou post-bac, notamment pour minimiser cette distance impressionnante qui peut exister entre enseignants et élèves, voire impliquer directement les parents dans un effort collectif visant à assurer la réussite des apprenants. Ainsi, après avoir produit cinq vidéos, je les leur ai envoyées, et ça a fait mouche. A la rentrée suivante, on partait sur des bases solides. « Si vous jouez le jeu, vous savez que vous ne vous retrouverez pas dans la même situation qu'après deux mois de vacances à ne rien faire. » C'est plus agréable pour tout le monde, et on perd moins de temps à redémarrer en septembre. Mais vous savez, pourvu qu'on accepte de les écouter, il apparaît que les élèves fonctionnent de manière rationnelle, comme me l'a confirmé un travail que j'ai mené avec une orthophoniste spécialiste en gestion mentale. Trouvent-ils ou non du plaisir à regarder ces vidéos ? Y trouvent-ils ou non un intérêt ? En fonction de leur degré de confiance, de leur niveau, de leurs objectifs ils en feront un usage variable pendant les vacances et tout au long de l'année. Mais ceux qui en ont plus à retirer que d'autres, j'ai pu le constater, jouent en général pleinement le jeu. C'est comme pour une compétition sportive : on peut choisir d'arriver sur le terrain sans échauffement, mais les chances de succès peuvent s'en ressentir. Et à chaque rentrée, les élèves qui me connaissent déjà et ont intégré mes méthodes peuvent me servir d'appui, jouer un rôle de co-animateurs à destination du reste de la classe : c'est très valorisant. Quel bilan pouvez-vous faire aujourd'hui de ces trois années de mises en ligne ? Sophie Guichard : Le programme quasi-complet des BTS et des terminales STI2D est couvert par les vidéos, ainsi que l'ensemble des bases pour un élève de Terminale S. On peut accéder à toutes gratuitement, ce qui est particulièrement important pour moi, avec aussi un système de playlists ainsi que des packs d'enseignement, qui eux nécessitent une inscription payante, mais pour le prix d'un livre de poche ! Mon public, issu de toute la francophonie et tout particulièrement du Maghreb, est composé de 75% d'hommes, avec une surreprésentation des 18-24 ans mais aussi des gens qui reprennent une formation, des retraités, voire des collégiens. Le papa d'un élève m'a même dit qu'il regardait les vidéos tout seul. Enfin, et alors même que je manque de visibilité, que tout ne fonctionne presque qu'au bouche-à-oreille (malgré quelques articles dans Libération, le Café pédagogique, et un relais notamment sur eduscol, le site du Ministère), ma chaîne Youtube atteint presque les 2 millions de vues et 6000 abonnés, avec 40 000 vues pour le module le plus regardé. Ceci en revanche ne m'empêche pas de me désoler de la persistance d'une culture des révisions au dernier moment, qui se traduit par des commentaires de type « ah si j'avais connu votre site avant, j'aurais eu de meilleures notes », et par un pic de 20 000 vues entre 8h et midi le matin du BTS. Les élèves continuent souvent à ne s'affoler qu'à la veille de leurs examens. Les choses peuvent évoluer, mais cela prendra sans doute du temps. Mais alors, le présentiel de l'enseignant vous paraît-il encore indispensable ? Sophie Guichard : Bien sûr : j'ai l'exemple d'un collègue québécois très en pointe sur la pédagogie 3.0, auquel ses élèves en fin d'année ont déclaré que ce qu'ils avaient préféré, c'était qu'il soit tous les matins à la porte de la classe pour les saluer par leur prénom ! Souhaiter développer un enseignement respectueux du rythme propre à chaque élève n'enlève rien – au contraire - à la nécessité d'un présentiel, de la mise en place d'un cadre « secure » - voire maternant - pour favoriser les apprentissages. A ce titre, je pense que le modèle de classe inversée avec cours étudié à la maison et activités et bilan en classe creuse surtout les inégalités : certains élèves habitent loin, sont mal équipés à la maison, etc. Je préfère faire en sorte qu'ils puissent regarder les vidéos à leur rythme pendant les cours, et alterner ces temps-ci avec des temps d'écoute plus classiques, avec une répartition 2 tiers / un tiers. Et puis, surtout, cela ouvre le dialogue entre les élèves, et favorise la collaboration, tout en gommant le dramatique effet-miroir entre celui qui lèverait toujours la main pour répondre et celui qui se terrerait dans son coin parce qu'il juge qu'il n'a pas le niveau. Là, tout le monde avance, à son rythme et dans l'entraide. Je vais d'ailleurs former à la rentrée un groupe de dix-huit enseignants, et on me demande de plus en plus d'intervenir à l'occasion de conférences : les choses bougent ! Dans tous les cas, ce que je souhaite transmettre à ceux qui veulent bien l'entendre, c'est ceci : en tant qu'enseignant, quel est le cadre pédagogique que je souhaite créer ? Et en quoi le numérique a-t-il ou non sa place au sein de ce cadre, par rapport à mes objectifs, mes valeurs ?. Moi, j'ai la sensation d'avoir trouvé le mien, de cadre, même si je le réajuste en permanence, à l'occasion de lectures ou d'échanges avec les élèves, les collègues, les parents. Propos recueillis par François Perrin Pour retrouver les autres articles liés à la JRES :

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