Jeunes et ouvriers, la France qui résiste

Jeunes et ouvriers 1252x410

Je vous propose un petit tour de France. Connaissez-vous Feignies, dans le Nord ? Wizernes, dans le Pas-de-Calais ? Maizières-les-Metz, en Moselle ? Etupes, dans le Doubs ? Autun, en Saône-et-Loire ? Cheylas, en Isère ? Andrézieux-Bouthéon, dans la Loire ? Fumel, dans le Lot-et-Garonne ? Périgny, en Charente-Maritime ? La Châtre, dans l’Indre ? Sainte-Cécile, dans la Manche ? Déville-lès-Rouen, en Seine-Maritime ? Saint-Ouen-l’Aumône, dans le Val d’Oise ? Ham, dans la Somme ?

Ces petites villes, de quelques milliers d’habitants, ont un point commun. Au cours de l’année écoulée, elles ont toutes été le théâtre d’une fermeture d’usine et/ou d’un plan de licenciements collectifs. En grande majorité, pour cause de délocalisation. Aciérie (Sambre et Meuse), usine de papier (Arjowiggins), métallurgie (groupe Eiffage), fabrique de collants et sous-vêtements (Dim), équipementier automobile (C2FT), fonderie (MétalTemple Aquitaine), production de poches de sang (Fenwal), abattoir de porcs (AIM), laminoir (Vallourec), robinetterie industrielle (Pentair-Sapag)… Et le moins que l’on puisse écrire, c’est qu’elles n’ont pas fait la une des médias nationaux ! Contrairement par exemple aux 8 000 suppressions de postes de PSA en France en 2012-2013 ou aux quelque 5.000 licenciements du transporteur MoryGlobal.   À distance des grandes métropoles tertiarisées dominées par les cadres, par centaines des emplois sont donc détruits sans trop éveiller les consciences. Et quand une usine ferme, des sous-traitants suivent, sans parler de l’impact sur l’activité des petits commerces. Exemple à Saint-Saulve, dans le Nord : 92 sous-traitants travaillent actuellement pour Vallourec, dont un laminoir va fermer.  

Les souffrances populaires

Manifestants contre le projet de loi Travail, le mercredi 9 mars 2016 à Paris. Huit ans après la grande crise financière, quatre ans après la campagne présidentielle de 2012 qui avait éveillé un (maigre) espoir chez les classes populaires, leurs emplois n’en finissent pas de disparaître et la France de se désindustrialiser. Avec comme résultat : chômage, déclassement, précarité. C’est le constat que j’avais fait en enquêtant il y a quinze ans sur le sort des 541 ouvrières remerciées par la multinationale du jean Levi Strauss, à La Bassée dans le Nord. Un an après la fermeture, Brigitte disait : « En travaillant, je voyais quand même mon salaire au bout. Tandis que là, toujours enfermée, j’ai pas le permis, rien du tout. J’osais plus sortir… Quand ils ont fermé l’usine, je venais juste d’avoir le petit chien, ça m’a permis de me balader. Sinon, je crois que j’aurais fait comme Annie. Elle restait les volets fermés, toute seule, du matin au soir. On l’a retrouvée pendue dans son garage ».  

Tous ces emplois perdus le sont en fait doublement : pour les licenciés, mais aussi en terme de débouchés futurs pour les jeunes peu ou pas diplômés. A défaut d’une embauche pérenne synonyme de stabilité et d’intégration dans le monde du travail, ils doivent se contenter, souvent, d’emplois précaires dans la livraison, la logistique, la restauration, ou bien d’un suivi en mission locale, d’un emploi aidé ou d’un service civique, payés autour de 500 euros par mois. Rappelons en effet les ordres de grandeur : si 44% d’une génération est aujourd’hui diplômée de l’enseignement supérieur, 40% n’a pour bagage que le bac ou moins, et 16% décroche du système éducatif. Or ce sont non seulement les décrocheurs, mais aussi les jeunes faiblement diplômés qui grossissent les cohortes de chômeurs. Ainsi des jeunes issus de l’enseignement professionnel secondaire (titulaires d’un BEP ou d’un CAP): trois ans après leur entrée dans la vie active, 31% des diplômés de 2010 étaient au chômage, contre 17% de ceux de 2004, selon le Céreq.   Dès lors faut-il s’étonner que les jeunes et les classes populaires soient en colère et marquent leur défiance vis-à-vis du système ? Il y a dix ans, j’écrivais dans La France invisible (La Découverte) : « par manque de perspectives d’avenir, les jeunes générations ont une vision du monde qui se rapproche de celle des classes dominées ». C’est plus que jamais le cas. En grande majorité, les uns comme les autres se retirent des urnes. En décembre dernier, au premier tour des élections régionales, 65% des 18-24 ans, 66% des 25-34 ans, 61% des ouvriers et 58% des employés se sont abstenus, contre seulement 33% des plus de 60 ans et des retraités (Ipsos). Et ils ont très mal accueilli le projet de loi Travail du gouvernement, même sa version amendée : 71% des Français y sont opposés (Odoxa). 

Faciliter toujours plus les licenciements, c’est le point qui ne passe pas. Est-il difficile en France de licencier ? Il n’y a jamais eu autant d’embauches en CDD, depuis leur création en 2008 les ruptures conventionnelles ont explosé (plus de 300 000 par an désormais), l’accord dit « Ani » de 2013 a « déjudiciarisé » le contrôle des licenciements collectifs et la loi Macron de 2015 a affaibli les mesures d’accompagnement… Mais complétons le tableau par deux données un peu vite oubliées.  

Qui sont les licenciés ? Les plus pauvres

Chaque année en France, il y a près de 1 200 plans dits de sauvegarde de l’emploi (PSE). Pour être précis : 1 187 par an entre 2000 et 2013. C’est-à-dire 16.620 en quatorze ans, si l’on compile les chiffres de la Dares, le service des études du ministère du Travail.   Et qui est touché par ces licenciements économiques ? Aux trois quarts, toujours selon la Dares, les ouvriers et les employés. En 2009, année terrible pour le nombre de plans « sociaux » en France (2.244), les ouvriers ont représenté à eux seuls 53% des licenciés suivis par une cellule de reclassement, pour 21% de la population active. Les plus licenciés sont donc aussi les plus pauvres : en diplôme, en salaire, en formation. Et à qui profitent les licenciements ? Aux grands groupes, pour dégager plus de marges et ainsi rémunérer les actionnaires, au travers des dividendes. De là à dire que la loi Travail est un projet de lutte des classes, du côté des dominants, il n’y a qu’un pas que des manifestants n’ont pas hésité à franchir, en scandant: « Défendre nos emplois, c’est un droit. Défendre les dividendes, c’est Hollande ».  

 A Ham, les Pentair-Sapag en savent quelque chose. Peu avant Noël, ils ont appris la fermeture prochaine de leur usine. 133 nouveaux licenciements. Depuis, ils résistent ingénieusement, en manifestant et via une page Facebook. Ils ont obtenu la réécriture du PSE et l’éventuelle possibilité d’une reprise. Le groupe américain Pentair, qui les a rachetés  en 2012, a mis la main sur les brevets et veut faire une production de masse dans les pays à bas coûts. « C’est de l’actionnariat pur et dur. Ils veulent ainsi gagner beaucoup d’argent très rapidement », me dit Raymond Dessaint, délégué syndical central CGT.   Elle est donc bien là, la cause du chômage: non la prétendue difficulté de licencier, mais les délocalisations engendrées par les effets conjugués de la prédation financière et du libre-échange. L’Union européenne, par son élargissement rapide et sa politique d’ouverture commerciale, a mis violemment en concurrence au tournant du millénaire les ouvriers belges, français ou italiens avec ceux bien moins payés d’Europe de l’Est et d’Asie. Songez que les droits de douane industriels européens ne sont plus en moyenne que de 2%... 

Résultat, les ouvriers sont soumis en permanence à un chantage à la délocalisation : ou bien vous travaillez plus pour autant ou moins, ou bien l’usine disparaîtra et votre emploi avec.   Et c’est le deuxième point du projet de loi Travail qui ne passe pas. Car ce piège tendu par le libre-échange, à devoir choisir entre la peste -le licenciement- ou le choléra -la dégradation des conditions de travail-, le projet de loi veut encore faciliter son usage par les employeurs ! En inversant la hiérarchie des normes, des accords d’entreprise permettraient de déroger à la loi nationale en matière de temps de travail et de licenciements individuels ou collectifs.  

L’enthousiasmante réussite des déclassements à l’allemande

L’enthousiasmante réussite des déclassements à l’allemande

Pour culpabiliser les Français, on leur dit que les salariés d’Allemagne, du Royaume-Uni ou d’Italie n’ont eu qu’à se féliciter de « réformes » qui ont fait baisser le niveau du chômage. Mais à quel prix ? Et les interroge-t-on, ces heureux bénéficiaires ?  En Italie, un nouveau CDI à protection croissante a connu récemment le succès, mais surtout en raison des aides d’Etat aux entreprises qui l’accompagnent. Les syndicats donnent rendez-vous dans trois ans, quand ces subventions auront cessé… Au Royaume-Uni, les contrats « zéro heure » ne donnent pas même l’assurance de travailler une heure dans le mois mais ses signataires ne sont plus comptabilisés dans les statistiques du chômage. Quant au prétendu « modèle » allemand, il a créé les « ein-euro jobs » (des travaux d’intérêt général à un euro de l’heure) et les « mini jobs » à 400 euros. Non seulement leurs chanceux signataires ne sont payés que 400 euros par mois, mais en plus leur contrat n’ouvre aucun droit à la retraite… Quelle enthousiasmante réussite, ces déclassements à l’allemande ! L’adaptation à la mondialisation néolibérale tend ainsi à rapprocher les salaires des pauvres allemands des exploités chinois. Mais est-ce l’exemple que l’Europe veut donner au reste du monde ? A sa sortie d’une réunion à Matignon, le vice-président de la Fidl, Alex Pellier a dit : « Aujourd’hui, Mr Valls et le gouvernement nous proposent une loi ‘made in Medef’ pour nous faire travailler ‘made in China’ ». Cette jeunesse lycéenne et universitaire qui manifeste n’est certes pas la plus touchée par le chômage et la précarité. Mais de même que le secteur public avait représenté les salariés du privé lors des grandes grèves de 1995, de même les étudiants manifestent en 2016 pour les jeunes peu diplômés en galère. Comme par procuration.

Au travers de cette offensive contre le droit du travail en France, après l’Angleterre, l’Espagne ou la Grèce, c’est bien à l’Europe, référence des droits sociaux à l’échelle du monde, que l’idéologie néolibérale s’attaque. Si l’Europe est pour les jeunes et les classes populaires synonyme de régression, faut-il s’étonner qu’ils s’en détournent (aux élections européennes de 2014, 73% des moins de 35 ans n’ont pas voté) ? Les Français voulaient une Europe de la solidarité, ils ont une Europe de la concurrence, où chaque pays joue sa propre carte. Alors, en refusant le piège « chômage ou précarité », la France n’est pas bloquée. La France résiste. Elle est même en première ligne. Elle montre l’exemple, prépare l’avenir. Et cette résistance pourrait ouvrir la voie à ce qui n’est autre qu’une solidarité collective : un protectionnisme européen raisonné.   Après le constat d’impasse des négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et les nombreuses mesures de protection adoptées dans le monde entre 2008 et 2012, y compris aux Etats-Unis, il semblait plausible que l’Europe songe enfin à protéger ses propres travailleurs. Aiguillonné par Arnaud Montebourg, François Hollande n’a-t-il pas dénoncé pendant la campagne de 2012 le « libre-échange excessif » ? Las, l’Union européenne n’a eu de cesse depuis lors de multiplier les accords de libre-échange, au détriment de ses populations les plus pauvres.  

La déferlante du libre-échange

La plus connue des négociations en cours - mais pas dans ses détails - est celle entre Bruxelles et Washington concernant un éventuel traité transatlantique, généralement désigné par les acronymes anglais « Tafta » ou « TTIP ». S’il voit le jour, les quelques droits de douane restants seront supprimés. Mais des deux côtés de l’Atlantique, constatant les dégâts causés par les précédents accords de libre-échange, les opposants sont de plus en plus résolus. Aux Etats-Unis, les principaux candidats à la Maison Blanche se sont tous dit contre. En Europe, une pétition a recueilli près de 3,5 millions de signatures, en majorité en Allemagne. Et les négociations se passent dans une telle opacité que le député français qui souhaite en consulter les comptes-rendus doit le faire dans une salle fermée, escorté par un fonctionnaire de Matignon, en laissant son téléphone à l’entrée et avec la menace de sanctions pénales en cas de divulgation du contenu… Pour avoir les coudées franches, la Commission européenne voudrait même que ce type d’accord puisse relever de la compétence exclusive de l’Union, afin d’éviter que les Parlements nationaux se prononcent ! Autant supprimer tout de suite la démocratie.   Et pourtant, le « Tafta » est le gros arbre qui cache la forêt. Ces dernières années, l’Union européenne a signé des accords de libre-échange avec la Corée du sud, Singapour, le Pérou, la Colombie, le Canada et le Vietnam. Des négociations avec le Japon, la Malaisie ou la Thaïlande sont bien avancées. D’autres sont en cours ou envisagées avec l’Inde, le Mercosur, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Et un accord international de libre-échange, dénommé « Tisa », est en discussions pour les services. Derrière tous ces accords, qui ne font jamais la une de l’actualité, se jouent de futures délocalisations et de futurs licenciements. C’est-à-dire le chômage de demain. Mais rarement le lien est fait entre les licenciements, la précarité et le fonctionnement du « marché du travail » d’un côté, et les traités de libre-échange de l’autre. N’est-ce pas à nouveau le cas à l’occasion des débats autour du projet de loi Travail ?  

Des milliers de licenciements dans la sidérurgie européenne

L’exemple brûlant des pertes d’emplois dues au dramatique libre-échangisme européen, c’est l’acier. La Chine en produit actuellement 350 millions de tonnes de trop par an par rapport à ses besoins, le double de la production européenne. Elle inonde donc l’Europe de ses aciers à très bas coûts… et l’Union, divisée et entravée, regarde le drame passer. Liquidation de l’usine de Redcar (1.700 salariés) et milliers de licenciements au Royaume-Uni. Suspension de la production à l’usine de Sestao au Pays basque espagnol (335 licenciements). Fermeture du site de Beautor dans l’Aisne (209 salariés), recherche d’un repreneur pour l’usine d’Hayange en Lorraine (450) et grand danger pour celle de Fos-sur-mer près de Marseille, déjà en chômage partiel. Les métallos français qui n’ont pas encore été licenciés sont actuellement si menacés que la CFDT métallurgie est opposée au projet de loi Travail, en désaccord avec sa direction confédérale.   La Commission européenne a pris des mesurettes contre quelques aciers, mais cette crise révèle au grand jour que les instruments européens de « défense » commerciale - si tant est que l’on puisse employer ce mot – sont complètement inadaptés. Pour trois raisons, et à chaque fois contrairement à ce qui existe aux Etats-Unis :

  • les plaintes déposées à la Commission pour concurrence déloyale ne peuvent être portées que contre des produits très précis, et non contre un secteur.
  • la méthode de calcul des droits de douane à appliquer en rétorsion conduit systématiquement à des droits très faibles. L’Union a perdu l’occasion il y a deux ans de la modifier et, enlisée dans des discussions sans fin, n’en prend toujours pas le chemin.
  • enfin le traitement des plaintes prend de nombreux mois, sans que le début de l’enquête soit accompagné d’un arrêt des importations incriminées.

  « Dans la situation actuelle, les Chinois ont de quoi raser toute la sidérurgie européenne avant même que la Commission européenne ne se prononce », dit l’eurodéputé Edouard Martin, qui mena la lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange. Sans compter que les aciers chinois ont une empreinte écologique bien plus élevée que leurs équivalents européens…  

Une dizaine de secteurs industriels européens menacés

Et l’acier préfigure ce qui va sans doute arriver à une dizaine d’autres secteurs industriels majeurs. En décembre prochain, la Commission doit décider si elle accorde à la Chine le statut d’économie de marché. D’apparence technique, cette mesure empêcherait en fait l’UE d’instaurer des droits antidumping. Les produits chinois s’écouleraient encore bien plus facilement en Europe, ce qui menacerait entre 1,7 et 3,5 millions d’emplois, selon l’Institut de politique économique (EPI) de Washington. Les Etats-Unis sont contre ce statut mais l’UE, divisée, hésite, tergiverse… Elle pourrait décider de l’accorder, tout en préservant les quelques droits antidumping existants. Dans ce cas, ce ne serait plus seulement l’acier qui risquerait un désastre, mais l’aluminium, la céramique, le verre, le papier, la chimie, l’optique, le meuble, l’électronique, l’automobile…   Face à ce libre-échange débridé, on voit bien que les « réformes » nationales ne sont que des fétus de paille. Au pire, « CICE », « Ani » ou autre projet de loi Travail accentuent la pression libre-échangiste, au mieux ils échouent à lui résister. En 2005, le déferlement des vêtements « made in China » avait fait irruption dans la campagne du référendum sur la  Constitution européenne. Et si, à l’hiver prochain, cette question plus globale de la coupable ouverture commerciale de l’Europe devenait la « grande controverse » de la présidentielle ?    

Pour aller plus loin, trois documentaires :

-« Merci patron ! », de François Ruffin, met joyeusement en scène une revanche du prolétariat nordiste sur le milliardaire Bernard Arnault (site du journal Fakir) -« Comme des lions », de Françoise Davisse, retrace la lutte des ouvriers de PSA-Aulnay contre la fermeture de leur usine. -« Nous, ouvriers », de Claire Feinstein et Gilles Perez, rappelle l’importance des ouvriers dans l’histoire de France depuis 1945  

 

Par Emmanuel Defouloy

Crédits photos : E. Defouloy

Partager cet article