La 11e édition de la Journée du refus de l’échec scolaire explore le thème de l’orientation. A cette occasion, l'Afev publiera une enquête menée auprès de collégiens, en partenariat avec le cabinet d'études Trajectoires Reflex. Cette enquête permettra de mieux comprendre leur perception du parcours d'orientation et leurs usages en termes de recherche, d'information et de conseil.
Contribution à la Journée du refus de l'échec scolaire 2018
par Jérôme Musseau, enseignant de collège en REP
La question de l’orientation scolaire revêt une dimension stratégique, en dessinant les contours d’une politique publique aussi bien dans ses objectifs que dans ses effets, et touche personnellement chacun d’entre nous en étant le lieu d’une diffraction entre les destins possibles et la vie réelle. Cela lui donne d’emblée un caractère inflammable où les aspects affectifs occuperont le terrain d’une discussion au milieu des échanges les plus rationnels. Les débats actuels autour de Parcoursup montrent bien que les problèmes techniques, qui occupent parfois les devants de la scène, ne sauraient oblitérer le sujet central : les choix proposés par une société, à travers un système, à ses membres. Mon point de vue, celui d’un enseignant de collège en REP depuis 10 ans, souhaite promouvoir le débat et alimenter la réflexion de l’Afev à partir des pratiques de terrain.
Il faut d’emblée rappeler une évidence quelque peu oubliée, à l’heure où on présuppose que le rôle de l’École est de trouver un emploi. C’est qu’elle s’est précisément construite contre le monde du travail. Historiquement, le projet de l’École républicaine était d’arracher les enfants, à la ville comme à la campagne, aux travaux qu’ils pouvaient accomplir. Au 19ème siècle et jusqu’à très récemment, nombre de familles se demandaient s’il valait la peine de se priver d’un enfant capable de travailler pour des études dont les effets n’avaient pas de retombée immédiate. C’est sûrement en lien avec cette histoire fondatrice que les enseignants, dans leur grande majorité ne connaissent pas ou mal le monde du travail. S’ils travaillent, ils ne connaissent que le monde de l’École qui les a recyclés. Ils n’ont jamais fait eux-mêmes un CV, une lettre de motivation, négocié leur salaire et bien sûr ne connaissent pas le chômage, ce que la majeure partie de leurs élèves vont justement devoir affronter. Mais il y a plus : Le plus souvent, cette ignorance est revendiquée, l’inutilité étant le gage d’un enseignement sérieux de sa discipline. Les choses évoluent sans doute, mais l’organisation scolaire en disciplines fait comme si, dès la sixième, on formait de futurs universitaires. On trouvera peut-être ce trait exagéré, mais il suffit de voir comment le débat sur les compétences a fait revenir à la surface le « livret ouvrier » pour se rendre compte de la réticence du monde enseignant à préparer à un monde professionnel suspect d’utilitarisme et de sous-développement intellectuel. En pratique, bien des élèves associent le fait d’être « orienté » à une sortie pure et simple de la voie des études, ayant intégré le fait que la voie générale au lycée était celle qui faisait une suite logique du collège et que les autres étaient des voies de relégation qui signaient leur échec, d’autant plus que peu d'enseignants pouvaient leur en parler de façon convaincante ou simplement informée.
En deuxième lieu, il est important de faire un peu de généalogie en matière d’orientation. Antoine Prost note qu’elle naît au début du 20ème siècle avec l’idée « qu’elle répond au souci de donner aux jeunes, notamment à ceux qui deviendront ouvriers, les postes qui correspondent le mieux à leurs aptitudes et à leurs capacités ». L’orientation scolaire préside donc à une réforme éducative et sociale à la jonction de la formation professionnelle et d’une nouvelle science qui ne va cesser de se développer à l’École : la psychologie. Mais il est utile de rappeler que les promoteurs de l’orientation scolaire et professionnelle (l’une suivant logiquement l’autre) étaient des personnalités de gauche, progressistes, mues par une vision qui peut nous paraitre nous sembler étonnante, celle d’une « société justement hiérarchisée, où les inégalités sont présentes mais réduites et fondées sur la valeur biologique des individus, bien loin des schémas égalitaires. « Dans la société biocratique, chacun a sa place, il n’y a ni regret, ni désir de changement : le chômage n’existe pas et il n’y a plus de question sociale » (F. Huteau) En retournant cette phrase comme une chaussette, on voit la description exacte de ce qui se passe avec le débat sur Parcoursup. On a donc changé de logique en cours de route. Avec la démocratisation de l’enseignement, en effet, apparait peu à peu un problème de taille : si l’orientation permet aux jeunes de choisir en fonction de leurs goûts et de leurs capacités, un enseignement de masse aurait pour effet de produire des générations homogènes et de compliquer sérieusement l’approvisionnement du monde professionnel en main d’œuvre différenciée. C’est ainsi que la réforme Berthoin de 1959 qui portait l’âge de la scolarité obligatoire à 16 ans poursuivait deux ambitions contradictoires. Il s’agissait à la fois de permettre à tous les enfants d’accéder au collège et, en même temps, de mettre des barrières à l’entrée au lycée qui ne propose qu’une voie générale pour qu’il demeure le terrain des enfants des élites et de la bourgeoisie. Cette contradiction est toujours à l’œuvre aujourd’hui. Elle s’est actualisée récemment dans les débats autour de la réforme du collège sur la question des options de langues qui en étant ouvertes à tous et déconseillées pour les plus en difficulté cristallisaient des passions antagonistes. C’est la même tension qui agit dans la question de celui qui doit décider in fine de l’orientation. Tant que c’est le système qui a le dernier mot, cela permet de conjuguer accessibilité formelle et tri sur la base des capacités reconnues, tout en remplissant les filières existantes.
Dernier point, comme tout système, celui de l’orientation scolaire se voit opposer des stratégies par les acteurs, qui rebattent les cartes et créent des effets inattendus, voire opposés à ceux escomptés. Ainsi, il est désormais établi que le développement des filières courtes post-bac (BTS, IUT) profitent actuellement davantage aux élèves de la voie générale, préférés aux élèves des séries professionnelles et technologiques pour lesquels elles avaient été pourtant destinées, et qui voient leur accès à l’enseignement supérieur très réduit. Par ailleurs, les logiques de la sélection par concours contredisent parfois les contenus de formation des séries explicitées par les brochures. Ainsi, la filière technologique ST2S prépare clairement au métier d’infirmier.e mais il peut être préférable de choisir la voir générale (notamment le bac ES) pour préparer le concours d’entrée. Enfin, les stratégies elles-mêmes sont largement conditionnées par les niveaux d’information dont disposent les élèves et leurs familles. Ici intervient une inégalité de fait entre ceux qui savent trouver l’information utile, redéployer des possibles, sachant utiliser efficacement des allers-retours dans le privé, et ceux qui non seulement ont peu de moyens pour savoir comment s’y retrouver, mais font plus facilement confiance envers les jugements de l’institution scolaire, qui comme chacun sait, ont tendance à enfermer les élèves sur l’espace restreint dessiné par leurs résultats.
Pour terminer, je souhaiterais proposer à l’Afev trois pistes de réflexion propres à définir des positions dans le champ éducatif. Primo, on parle beaucoup d’accompagnement pendant la scolarité et de plus en plus dans la vie professionnelle et même personnelle, sans préciser toujours ce qu’on entend par là. Pour ce qui est de l’orientation, s’agit-il de pousser chaque élève à se dépasser, et à défaire autant que possible les déterminismes sociaux, comme le veut une certaine utopie républicaine ? ou bien de l’aider à trouver une place dans un système qu’on ne cherche pas tant à bousculer qu’à intégrer ? Deuzio, Michel Quéré, le directeur de l’ONISEP conclut dans un entretien au 1 : « Comment concilier démocratisation et sélection ? la meilleure des conciliations, c’est de responsabiliser les jeunes », par où l’on voit qu’avec la responsabilisation, une tendance désormais bien en place dans le travail et qui se développe aussi dans le champ scolaire, veut que chacun soit comptable des choix qu’il a fait avec les moyens qu’il avait. Il y a matière à discussion pour alléger ce qui peut être un fardeau pour la jeunesse et envisager notamment que les parcours puissent plus facilement essuyer des erreurs, faire des essais, compter avec des ruptures. Tertio, l’orientation scolaire est aussi une fabrique de la citoyenneté, qui convoque les notions d’égalité et de justice sonnant désormais comme des exigences autant sinon plus que comme des horizons. On ne saurait donc faire l’économie d’une repolitisation de la question de l’orientation et d’un débat sur la forme de société qui est construite, du degré de démocratie qui sous-tend les processus de tri et du modèle d’égalité, celui des chances ou celui des places, qui est visé, en tenant compte de la croissance des inégalités en France.
Crédit photo : Afev / Max-PPP
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