Sociologue spécialiste du territoire et des temps sociaux, Jean Viard a notamment publié en 2016 aux éditions de l'Aube "Le moment est venu de penser à l'avenir", et en 2004 "Le nouvel âge du politique – Le temps de l'individu-monde". Pour l'Observatoire de la jeunesse solidaire, il a accepté de réagir aux résultats de l'enquête annuelle Audirep pour l'Afev, à paraître le 3 avril prochain.
Comment résumeriez-vous les résultats de cette enquête ? Ils ne m'ont pas surpris. Tout d'abord, cette jeunesse ne va pas si mal, contrairement au discours largement diffusé ; elle a surtout l'impression qu'on ne tient pas compte de ce qu'elle veut ni de ce qu'elle dit. Elle ne se sent pas dans le jeu, ce que résume une phrase que j'utilise souvent : c'est une société du bonheur privé et du malheur public. Les jeunes ont des projets, ils avancent, ils font des choses, et 40% d'entre eux sont même engagés dans des actions sociales, de solidarité. Ils apparaissent surtout opposés à tout ce qui est obligatoire : le service civique, le vote à 16 ans, etc. Ce qu'ils souhaitent, c'est une société de la liberté, et de la discontinuité : une espérance de vie allongée implique la succession de séquences courtes. L'enjeu de cette génération, c'est aussi d'apprendre à exister face à des élus arrivés avant la révolution numérique et collaborative, alors qu'eux-mêmes vivent, en majorité, en plein dedans. Cet état de fait trouve-t-il un écho dans l'offre politique actuelle ? Seuls deux mouvements selon moi disent quelque chose sur le Monde : celui de Marine Le Pen, pour qui il faut tout fermer et se protéger ; celui de Macron, qui envisage pleinement la révolution numérique. Lors de la prochaine présidentielle, la jeunesse risque fort d'exploser entre ces deux pôles. Deux autres sont en train de s'effondrer : la gauche traditionnelle, avec son rapport capital/travail archaïque, et la droite traditionnelle appuyée sur l'Eglise, l'armée, les grandes entreprises... soit d'anciens fondamentaux devenus désormais secondaires. Même les grandes entreprises ? La grande majorité des jeunes travaillent désormais dans de petites structures. Aller travailler ou non chez Vinci, ce n'est plus un sujet de débat, puisqu'un jeune va avant tout se demander si cela a un sens pour lui de le faire. Si c'est le cas, il ira ; sinon, il n'ira pas. Pour eux, la question du sens de ce qu'il font est désormais prioritaire, comme l'est celle de l'équilibre vie privée/vie publique : la plupart ne sont pas prêts à sacrifier leur vie de couple pour avoir un boulot intéressant. Il s'agit de la première génération qui est née dans le temps libre, pour laquelle le boulot ne constitue qu'un temps de la vie – d'ailleurs, quand on leur demande leur avis sur la réduction ou l'augmentation du temps de travail, il apparaît que ce n'est pas vraiment leur souci. Les jeunes sont plus attirés par de nouveaux rapports de travail que par la vision traditionnelle de l'entreprise – à ce titre aussi, votre sondage est éclairant. Mais que dire alors du fait que si trois quarts des jeunes estiment positive l'économie collaborative, seuls 15% d'entre eux souhaitent un jour être leur propre patron ? Oui, ce chiffre m'a également fait sursauter. Cela dit, je crois qu'il se justifie simplement par le fait qu'on le sait, aujourd'hui : être patron, créer une entreprise, c'est la galère. Qui plus, les jeunes sont sous-formés à s'imaginer le devenir. Le rêve de nombreux jeunes, ce serait plutôt de travailler dans une entreprise de 10-20 personnes, sans forcément la diriger. Relativement heureuse, la jeunesse, mais en dehors des radars ? Au fond, la société comme les politiques ne savent pas percevoir la jeunesse, qu'ils n'abordent que comme un drame. Les politiques ne savent plus raconter le fait social, les évolutions en cours. Pourtant, quand on leur donne la parole, il apparaît que les jeunes se sentent plutôt heureux, mais imaginent, nourris par ce discours dominant, que les autres ne le sont pas. Sur l'école par exemple, leur discours est beaucoup plus positif que la vulgate selon laquelle elle s'effondrerait sur elle-même. Pour autant, il ne faut pas oublier qu'à côté de la jeunesse métropolitaine, inscrite dans les mutations en cours, existe une jeunesse des quartiers, voire rurale, qui se sent nettement mise à l'écart, dénuée de perspective. Les évolutions à l’œuvre font de la grande ville la « mine du XXIème siècle », celle où l'activité se développe et les mutations s'opèrent, quand les territoires miniers du XIXème siècle – le Nord et l'Est en particulier – sont désormais désertés : 250 000 habitants des Hauts-de-France descendent chaque jour travailler en région parisienne, ce n'est pas rien ! Du coup, le type né à Amiens et qui n'est jamais venu à Paris, ni même à Lille, en un sens, il est fini : il va voter FN, rater ses études et trouver la vie nulle. Propos recueillis par François Perrin Crédit photo : Virginie JullionPartager cet article