L’industrie ne disparaît pas, elle triomphe. L’année où la France a connu un bouleversement de son paysage politique partisan, dû en partie aux dégâts sociaux de décennies de désindustrialisation, il faut un indéniable penchant à démonter les idées reçues pour développer cette thèse. C’est ce qu’a fait avec constance Pierre Veltz dans un essai dense et original, intitulé La société hyper-industrielle (La République des idées/Le Seuil). Avec sa double casquette d’ingénieur et de sociologue, l’auteur décrit avec acuité depuis vingt ans les évolutions de l’industrie, des sociétés et de la géographie au temps de la mondialisation[1].
L’industrie est donc loin d’avoir rendu son dernier souffle. Jamais dans le monde elle n’a fait travailler autant de personnes : 330 millions en 2010. La population mondiale a augmenté mais le ratio d’environ 5% employé dans le secteur manufacturier n’a pas bougé depuis deux siècles. Ce qui a changé, c’est que ce secteur s’est massivement développé en Chine, qui regroupait 3% des emplois manufacturiers du monde en 1990, 8% en 2000, 20% en 2010.
Que la Chine et certains pays émergents exportateurs soient devenus les nouvelles usines du monde, et qu’en ce sens le capitalisme actuel soit « hyper-industriel », on l’avait remarqué - même si d’emblée l’auteur nuance en évoquant la « désindustrialisation précoce » de pays comme le Brésil, dominés par la concurrence chinoise[2]. Non, là où la thèse de Pierre Veltz détonne c’est qu’elle ne concerne pas que la Chine, mais les anciens pays développés. Il en fait un modèle presque global. La France est donc concernée.
Le triomphe de l’industrie
L’auteur n’occulte pas que l’industrie a perdu plus deux millions d’emplois depuis 1980 dans l’Hexagone: cinq millions à l’époque, « moins de trois millions » aujourd’hui. Pour autant, la production n’a pas cessé d’augmenter : malgré la crise financière mondiale, elle a doublé de 1995 à 2015 (avec un total d’heures travaillées divisé par deux). Et certaines évolutions sont des trompe-l’œil. Ainsi en va-t-il de l’externalisation. Des tâches autrefois assurées par l’entreprise industrielle (nettoyage, paie, restauration) le sont désormais par des fournisseurs classés dans les services. Entre 1980 et 2007, ce facteur explique un bon tiers de la chute globale de l’emploi. Autre exemple, la valeur ajoutée de l’industrie (sa part dans la création de richesse) a baissé en valeur, mais pas en volume à prix constants. C’est que les prix ont baissé, ou la qualité a augmenté pour le même prix : une voiture actuelle « est en réalité un autre produit qu’une automobile de 2000 ou de 1990, même lorsqu’elle est vendue au même prix et porte le même nom. Elle démarre dans le froid, consomme deux à trois fois moins, inclut de plus en plus d’électronique… »
Surtout, l’industrie a imposé ses méthodes. C’est frappant aux Etats-Unis, où elles ont conquis la restauration (McDonald’s), le tourisme (Disney), le commerce ou le bureau : « standardisation, contrôle de qualité, rationalisation des ressources ». La frontière entre industrie et services en est devenue aussi floue que poreuse. Dans le « vaste fourre-tout des services », des secteurs sont très proches du monde manufacturier, comme les services urbains (énergie, eau, transports, déchets, télécoms), dans lesquels la France est très présente. Enfin industries et services connaissent une « convergence très profonde» : à titre d’exemple, les biens manufacturés incorporent en valeur 35% de services professionnels achetés sur le marché national[3].
Un « récit global » contre le « désarroi »
D’où la conclusion que nous incite à tirer Pierre Veltz : considérer l’industrie au sens strict, les services industrialisés et le numérique comme un tout amené à se développer, et à même de constituer une force pour la France. Car l’objectif de l’auteur est ambitieux : bâtir un « récit global », pour montrer un chemin en ces temps difficiles où « les jeunes des bassins industriels vieillissants et les jeunes urbains créateurs de start-up vivent dans des mondes différents ».
L’absence de ce récit est « sans doute une des sources profondes du désarroi qui semble avoir envahi notre pays » et la « société hyper-industrielle » est plus à même de le fournir que celle « post-industrielle » qui est « molle ». Des idées proches de celles défendues par La Fabrique de l’industrie, créée en 2011 par Louis Gallois et Denis Ranque. En résumé, l’enjeu pour la France « est de consolider une base ‘hyper-industrielle’ articulant étroitement industries et services, engagée dans la mutation numérique et le basculement énergétique et écologique ».
Plus facile à dire qu’à faire. Pour s’y atteler, l’auteur décrit avec minutie, en s’appuyant sur une riche bibliographie anglo-saxonne, les caractériques et les évolutions de cette « hyper-industrie » dans laquelle l’informatique, le numérique et la mondialisation jouent un rôle central. C’est une économie « des infrastructures et des savoirs communs » (une part considérable des ressources est collective). C’est aussi une « économie des relations », avec un rôle croissant des « tissus économiques territoriaux », au sens de « tissus de relations et d’intelligence partagée ». Et grâce à la capacité de coordination de l’informatique, c’est surtout une économie de réseaux, de hubs et de plateformes (telles Nike ou Amazon): en amont, des fournisseurs du monde entier sont mis en concurrence ; en aval, les données des clients sont captées grâce au numérique. Si de 1920 à 1980 les acteurs étaient les économies nationales, depuis les « chaînes de valeur globales » (GVC en anglais) ont bouleversé l’industrie. Le symbole en est Apple qui achète ses composants (verre et écrans, microprocesseur, mémoire, caméra…) à des centaines d’entreprises dans le monde.
Un monde fragmenté et hyper-polarisé
Et c’est GVC ont des effets puissants : elles « ne forment pas une pelote illisible » mais « s’enracinent et se croisent dans des pôles, qu’elles contribuent à renforcer. Fragmentation et polarisation : ce sont les deux faces du monde hyper-industriel ». D’où des conséquences contradictoires : « si, dans la mondialisation d’Apple, l’Amérique est massivement gagnante, ce ne sont pas les mêmes Américains qui en profitent. Les cols bleus sont perdants et le détour mondial de production contribue puissamment à la croissance des inégalités internes ».
Arrêtons-nous à ce stade sur le ton du livre. A lire certaines recensions de presse, on pourrait croire que l’ouvrage décrit une France dans le meilleur des mondes possibles. Or tel n’est pas le cas. Avec honnêteté intellectuelle, Pierre Veltz pose surtout des questions, en présentant souvent deux scénarios, l’un optimiste l’autre pessimiste. Et ce n’est pas toujours vers le premier qu’il penche.
-Y a-t-il depuis quelques années une « rétraction » de ces chaînes de valeur, donc un début de « dé-mondialisation » ? « Personne n’est capable de dire s’il s’agit d’une pause ou de l’amorce d’un vrai retournement ».
-Les études des chercheurs sur l’impact de la robotisation ? « L’incertitude sur cette question de la substitution des machines aux emplois est sidérante ».
-Le libre-échange est-il source du chômage ? « Le dogme des économistes, absolument contraire à l’opinion courante de la population, a longtemps été que l’impact sur l’emploi de ce commerce international, avec la Chine en particulier, était assez limité. Mais des travaux récents relativisent ce dogme. Ils montrent que le choc du commerce chinois a des effets négatifs très importants sur des bassins d’emplois localisés, et que, même aux Etats-Unis, les ajustements du marché du travail par la mobilité professionnelle ou géographique sont désormais longs à se produire, voire quasi inexistants pour les travailleurs les moins qualifiés ayant perdu leur emploi. En Europe, l’impact du commerce avec la Chine est bien moindre, plus équilibré (il y a même de forts excédents dans le cas de l’Allemagne). Mais des mécanismes du même type sont probablement à l’œuvre, les emplois localement détruits étant peu compensés en raison des faibles ajustements de mobilité du travail ». Des lignes qui font écho aux travaux sur les dégâts causés par le libre-échange en Europe.
Les risques de l’hyper-polarisation
Dans les pages parmi les plus fortes du livre, l’auteur souligne que le nouveau capitalisme productif a donc engendré un monde de pôles et de métropoles dynamiques interconnectés, à côté de territoires délaissés. « Ces pôles redistribuent-ils la richesse vers les territoires environnants ? (…) Rien n’est moins sûr aujourd’hui. Et c’est une rupture historique majeure ». En effet, « presque toutes les ressources que fournissaient les territoires de proximité, et que seule la proximité pouvait fournir, sont désormais disponibles sur le marché mondial, qu’il s’agisse de l’alimentation, des matériaux, de la main d’œuvre des chantiers, des nouvelles formes de domesticité, et même, dans une certaine mesure, de la force de travail qualifiée. Le lien proche entre centre et périphérie est remplacé par un marché global des périphéries ». D’où la rupture citée plus haut : « les centres riches ont toujours besoin des pauvres, mais ils préfèrent que ce soient des pauvres d’ailleurs ou venus d’ailleurs, en contrat précaire. Ils ne veulent plus de pauvres auxquels ils soient liés par un lien durable de solidarité. Les périphéries proches qui étaient des ressources sont très souvent devenues des charges ».
Ainsi de Londres qui « fonctionne déjà largement comme une cité-Etat », si bien que le vote du Brexit a été un « constat de divorce entre Londres et le reste du territoire, autant et plus que de défiance envers l’Europe » : « les Anglais ont exprimé le sentiment que Londres les avait depuis longtemps abandonnés pour suivre une autre trajectoire. De fait, 70% des emplois nouveaux créés au Royaume-Uni depuis 2008 l’ont été dans la métropole du sud-est ».
Une France « en demi-teinte »
De la France, l’auteur dresse un « tableau en demi-teinte » parfois déroutant, tant optimisme et pessimisme y sont entremêlés. Dans une conclusion enlevée mais trop courte, il se réjouit du « cœur de dimension mondiale » que constitue Paris, reliée en « 2 ou 3 heures de TGV » à plusieurs métropoles très dynamiques. Il met aussi en avant la « passion pour l’égalité » des Français, force de résistance à l’abandon des territoires appauvris.
Mais l’ingénieur-sociologue souligne aussi « un glissement dangereux » dans la perte depuis 1999 de nombreux emplois « exposés » à la mondialisation. Et il y revient à plusieurs reprises : « ceux qui considèrent que le recul (du secteur manufacturier) est naturel, bénin, voire salutaire se trompent lourdement. Il n’est ni sain ni durable que la grande majorité des biens de consommation que nous achetons soit importée » : « ce serait une terrible erreur de laisser la France devenir un pays sans fabrication, ‘fabless’ ».
Or, avec l’atrophie d’« écosystèmes mis à mal par les délocalisations », la France se rapproche plus des Etats-Unis que de l’Allemagne manufacturière où « les firmes s’insèrent dans des écosystèmes d’appui très efficaces ». Ainsi dans l’Hexagone, « le drame de nombreuses PME n’est pas d’être petites, mais d’être isolées, d’être coupées d’un environnement porteur permettant des effets collectifs d’apprentissage. Créer ou recréer ces environnements est une priorité ».
En prend-on le chemin ? Rien n’est moins sûr. Avec le retour de la flambée des prix des logements dans la capitale, la perspective du Grand Paris et des JO de 2024, les risques d’hyper-polarisation paraissent accentuées, d’autant que la loi Maptam d’affirmation des métropoles leur donne les outils pour être plus attractives, sans leur adosser d’agenda redistributif.
Un « recyclage » créateur ou destructeur ?
En refermant le livre, on se demande finalement qui est à même de participer à cette « société hyper-industrielle ». Dès la première page, Pierre Veltz constatait que le « recyclage » des usines vers les bureaux était « en panne », or rien n’indique que la situation s’améliore. Aux Etats-Unis, l’élection de Donald Trump a spectaculairement révélé la fracture entre les « bassins industriels viellissants » et les « créateurs de start-up », pour reprendre les expressions de l’auteur. Dans la France désindustrialisée, le sort des jeunes des classes populaires reste peu enviable[4]. Certes, il semble ne plus y avoir que 500 à 700 « plans sociaux » par an, contre 1.000 en moyenne dans les années 2000. Mais cela n’enlève rien aux difficultés des personnes qui se trouvent au chômage après un licenciement économique : selon l’Insee, seuls 15,7% ont un emploi trois mois plus tard, et parmi cette faible proportion, 37% doivent accepter une baisse de salaire.
Le « précariat », cette « nouvelle classe sociale » décrite par l’économiste britannique Guy Standing, a donc de l’avenir, et il est légitime de se demander si la loi travail en préparation ne va pas encore la faire grossir. Car ce ne sont ni les optimistes à la Pangloss ni les jeunes start-upers qu’il s’agit de sortir du « désarroi », mais bien les sacrifiés des fermetures d’usines.
Emmanuel Defouloy, journaliste
[1] Pierre Veltz, 71 ans, a publié nombre d’ouvrages. Parmi les plus récents, Le Nouveau Monde industriel (Gallimard, 2008), La Grande Transition (Seuil, 2008), Paris, France, Monde. Repenser l’économie par le territoire (Editions de l’Aube, 2012). La société hyper-industrielle est paru en février 2017.
[2] Une expression de l’économiste turc de langue anglaise Dani Rodrik qui avait été aussi celle du français Pierre Salama.
[3] D’où d’ailleurs le besoin de relativiser le coût du travail stricto sensu dans la différence de compétitivité entre la France et l’Allemagne : vu sous cet angle, selon l’auteur, c’est «le coût du logement » qui est « une des grandes différences » entre les deux pays.
[4] Lire, sous la direction de Stéphane Beaud et Gérard Mauger, Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée (Editions rue d’Ulm, 2017).
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