François Dubet : « L’école pourrait fabriquer des citoyens confiants, épanouis »

L’entrée en 6e, période de tous les dangers ? Pour de nombreux enfants, le passage au collège est une étape scolaire et personnelle charnière qui, si elle n’est pas bien préparée, peut aggraver les difficultés scolaires. Comment mieux accompagner les enfants pour éviter la rupture ? François Dubet, professeur de sociologie, analyse pour nous les causes accrues d’échec au collège.  

Pour beaucoup d’élèves en échec, les difficultés se cristallisent au collège… L’histoire du collège peut-elle expliquer cette situation ?

Historiquement, le collège en France a été pensé comme un système situé ente l’école élémentaire qui était l’école du peuple, et le lycée qui était réservé aux meilleurs élèves, à la bourgeoisie. Avec la massification scolaire au 20e siècle, il n’était plus tenable de dire que les uns s’arrêtent après le primaire et les autres vont au lycée. S’est donc posée la question, tranchée en 1975 par la loi Haby, de fabriquer un « collège unique » où tout le monde irait. Ce collège sera bien unique mais ses contenus reprendront ceux du lycée qui était, on l’a dit, réservé aux meilleurs. Du coup beaucoup d’élèves ont été complètement désarçonnés ! Et les enseignants, qui eux avaient passé des concours très difficiles, se demandaient ce qu’ils faisaient avec des enfants qui avaient des problèmes de lecture… On a alors un peu triché, en créant des orientations en fin de 4e ou de 5e, pour « sortir » quelques élèves. Dans les années 90, la crise est devenue aiguë, le collège a été perçu comme le maillon faible du système. Cette remise en cause n’a pas été que le fait des forces politiques plus traditionnelles, une grande partie des syndicats et de la gauche y était aussi hostile. Aujourd’hui, la situation s’est un peu stabilisée, personne ne remet en cause le collège unique. Mais derrière l’unité affichée de l’école républicaine, il y a une réalité choquante : dans les quartiers les moins favorisés le collège est le prolongement de l’école élémentaire, alors que, dans les quartiers de centre-ville, il est le premier cycle du lycée.

Comment expliquer que les difficultés s’accroissent souvent dès l’entrée en 6ème ?  

Il y a une grande rupture entre l’école élémentaire et le collège. Le monde de l’école élémentaire on le connaît : c’est un maître, qui s’occupe de vous, qui vous connaît comme élève mais aussi comme enfant – et cela est très important. Le collège est un monde où vous êtes confrontés avec une dizaine d’adultes, quelquefois pas coordonnés entre eux. En primaire, les consignes de travail sont extrêmement précises, alors qu’au collège, à cause d’ailleurs de la reprise du modèle du lycée en 1975, on laisse une grande liberté à l’élève. Bien des élèves franchiront ce passage aisément, notamment parce que leurs parents sont attentifs. D’autres au contraire vont rapidement lâcher prise : en primaire, le bon maître fait la leçon jusqu’à ce que tout le monde ait à peu près compris. Au collège, on est déjà dans le monde du programme, où l’on ne peut pas répéter indéfiniment. Le peloton des inégalités scolaires, qui on le sait est souvent presque toujours celui des inégalités sociales, va dès lors s’allonger. C’est là que l’on va voir les élèves commencer à perdre pied, à ne plus jouer le jeu, à être très désagréables avec leurs copains et leurs enseignants… L’enjeu n’est pas tant de supprimer le saut entre l’école élémentaire et le collège, mais de l’aménager.

Le collège n’a-t-il pas du mal aussi à prendre en compte les évolutions personnelles des élèves ?  

Quand on a ouvert le collège à tous, on a pensé à une foule de choses… mais pas au fait que l’adolescence, dans ce qu’elle a de plus pénible ou de plus charmant, y rentrerait massivement aussi ! Longtemps, avec le système de sélection, les bons élèves étaient priés de laisser leur adolescence à l’extérieur. Pour les y aider, les sexes étaient séparés [la mixité scolaire a été définitivement obligatoire en 1975, toujours avec la loi Haby, NDLR]. Dans cette épreuve scolaire qu’est le collège, se joue une épreuve personnelle : vous entrez, vous êtes un petit garçon ou une petite fille, vous sortez, vous êtes un jeune homme ou une jeune fille, vous avez pris 20 cm et 20 kg… Pour les élèves, le collège est un endroit étrange, où l’on a des histoires d’amitié, des histoires d’amour, où l’on se téléphone trois heures après la classe pour se raconter ce que l’on s’est déjà raconté vingt fois… Les cours apparaissent presque comme quelque chose qui dérange ce monde de copains ! Le monde scolaire français est très mal à l’aise avec cela. La tendance est de laisser cette dimension en dehors du collège, tant qu’elle ne crée pas trop de pagaille… Mais on le sait, les élèves arrivent au collège avec ces problèmes personnels – et aussi avec leurs problèmes sociaux. Et du coup l’école, qui se voulait sanctuarisée, est totalement désarmée.

Faut-il tout changer au collège ?

Le collège n’est pas la catastrophe que l’on décrit, notamment ceux qui veulent remettre en cause le collège unique. Mais de toute évidence, les élèves n’y sont pas très heureux, les enseignants non plus, et les résultats ne sont pas formidables. Il y a quand même motif à agir ! Je crois qu’il faudrait d’abord que le collège, comme il l’est dans les pays scandinaves, ne soit pas sélectif du tout – la sélection commencera après, quand l’école cesse d’être obligatoire. Quand vous ne sélectionnez pas les élèves en amont, ils sont divers. Et donc vous aurez toujours des bons, des mauvais, des gentils, des moins gentils, des grands, des petits, des beaux, des moches…  Je crois aussi qu’il faudrait créer une culture commune du collège, qui ne soit pas définie par la filière générale du lycée axée sur la formation d’une élite. La moitié des élèves qui quittent le collège vont faire soit un bac technique, soit une filière professionnelle. Il est quand même incroyable que rien de cette culture ne soit enseigné au collège ! Un grand nombre d’élèves seraient intéressés par la découverte de domaines où ils seraient amenés à exercer plus tard. Autre enjeu : notre capacité de faire des établissements des endroits éducatifs, des endroits accueillants. Des établissements dans lesquels la vie collective a une fonction éducative, dans lesquels on apprend à vivre avec les autres, où être gentil, coopératif avec les autres est une vertu, reconnue scolairement. C’est une notion très difficile à faire passer, notamment tant que le métier d’enseignant sera défini uniquement autour de la maîtrise disciplinaire. Mais on pourrait imaginer que l’école ne se donne pas pour unique objectif de fabriquer des gens savants : elle pourrait fabriquer des citoyens confiants, épanouis. François Dubet, professeur de sociologie Illustration avec l'aimable autorisation de Plantu.

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