En cette rentrée scolaire et universitaire tout à fait particulière, au sortir d'une période de confinement qui a aggravé le problème du décrochage scolaire, la Fondation AlphaOmega a publié un Manifeste listant six propositions concrètes adressées à la nouvelle Secrétaire d’État à l’Éducation prioritaire, Nathalie Elimas. Quatre questions à Elisabeth Elkrief, Directrice générale de cette fondation.
Le Lab'Afev : Quel regard porte la Fondation AlphaOmega sur le décrochage scolaire et les inégalités éducatives ?
Elisabeth Elkrief : Aujourd'hui, nombre d'acteurs semblent considérer le décrochage comme une fatalité. C'est une catastrophe, qui émeut, mais dont personne ne semble croire qu'elle pourrait être "soluble". D'abord parce que depuis des années, des combats interminables ont lieu pour désigner qui de l'école ou des parents sont les mieux en mesure de traiter ce problème. Mais de notre point de vue, il faut que tout le monde s'y mette, se serre les coudes pour sortir les jeunes de cette ornière : parents, profs, les enfants eux-mêmes, mais aussi des acteurs qui sont souvent sous-valorisés par rapport à leur action, à savoir les grandes associations spécialistes de l'éducation. Pour nous, l’École est un dispositif pensé, efficace, qui fonctionne pour 80% des gens, avec des profs souvent très dévoués que l'on fustige de façon totalement injuste ; mais pour 20% des jeunes qui ont des carences psychosociales, culturelles, cette institution ne marche pas complètement. C'est pour cela que les acteurs associatifs, agiles et capables de mener une action spécifique auprès de ces 20% de jeunes en difficulté existent.
Ces associations ont déterminé quels moments-charnières concentraient les plus grands risques de décrochage scolaire – comme des virages dangereux -, et interviennent sur ces temps-forts en mobilisant des ressources complémentaires à l’École, à disposition des enseignant.e.s. Ces actions de prévention du décrochage constituent la première partie de la réponse, la suivante étant l'aide apportée à ceux qui ont déjà décroché et que l’on ne rattrape qu’après l’âge de 16 ans – par exemple via les Écoles de la deuxième chance. Il est évidemment nécessaire d’agir dans ce domaine bien que nous préférerions ne pas en avoir besoin. Les chiffres font froid dans le dos : si le système génère désormais entre 80 000 et 100 000 nouveaux décrocheurs par an – ce qui est mieux que les 150 000 encore comptabilisés récemment – ceux-ci s’ajoutent à un « stock » de 1,2 million de jeunes décrocheurs en France ; la Covid en a ajouté 960 000, avec même des phénomènes de "décrochage dans le décrochage". Comment ne pas se révolter contre cela ? D'autant que je le rappelle, un décrocheur coûte 230 000 euros - un chiffre qui me semble d'ailleurs largement sous-évalué. Alors que le coût par jeune des actions de prévention de toutes nos associations mises bout à bout est largement moins onéreux.
Comment améliorer la situation ?
Pour résoudre le décrochage scolaire, objectif que nous considérons comme réaliste, les associations que nous soutenons, dont l'Afev, méritent d'être reconnues à leur juste valeur, et d'élargir le nombre de leurs interventions. Aujourd'hui, si elles touchent 10% de leur population-cible, avec succès grâce à des méthodes éprouvées depuis parfois dix, vingt ou vingt-cinq ans, pourquoi ne les aiderait-on pas à en toucher 80% ? Les considérer pleinement comme le quatrième pilier éducatif, avec les enfants, les familles et les enseignant.e.s, c'est une idée finalement assez novatrice – même si elle ne devrait pas l'être. Or il me semble que l'image que les gens se font du milieu associatif est souvent floue : il y a les petites associations, les grandes, celles qui marchent, celles qui ne marchent pas... Ils ne font pas forcément la différence entre d'une part l'Afev, dont on connaît la taille et le professionnalisme, et les actions d'une dame qui aiderait à l'échelle de sa communauté les jeunes éprouvant des difficultés en français... Pourtant, si le désir de s'engager à titre personnel est tout à fait louable, il faut savoir distinguer l'action isolée de celle d'associations majeures, qui ont pensé et fait des études d'impact sur leurs programmes, couvrent des milliers de jeunes sur tout le territoire et ont juste besoin de passer à l'échelle. C'est justement sur ce dernier point que l'on intervient.
Quelles compétences propres êtes-vous en mesure d'apporter à ces grandes associations ?
Notre Président-fondateur, Maurice Tchenio, a introduit en France le capital-investissement, après avoir constaté dans un autre univers exactement la même problématique : pour faire grandir d'importantes entreprises non cotées en bourse, qui selon lui avaient la capacité à devenir des championnes nationales voire internationales, il s'agissait de les professionnaliser et de les conseiller en termes de management, systèmes d'information, stratégie, etc., pour leur faire, à terme, changer d'échelle. Lorsqu’il a voulu rendre à la société ce qu’elle lui avait apporté grâce à l’École, il a voulu s’engager comme mécène pour la réussite des jeunes issus des milieux modestes en France. Il a alors découvert que les grandes associations éducatives avaient les mêmes problématiques que les entreprises non cotées 40 ans plus tôt : si elles proposaient une solution sociale extraordinaire, elles avaient besoin d’accompagnement financier et en compétences, d’outils « business » pour passer à l’échelle. C’est ce que l’on appelle la "venture philantropy", domaine dans lequel la Fondation AlphaOmega fait figure de pionnier en France. Pour ma part, je viens du monde de la finance. En rencontrant Maurice Tchenio, j'ai tout de suite trouvé que ce job répondait à la fois à ma volonté d'engagement - celle de contribuer à changer le monde de manière concrète et efficace – et à mon souhait d'exploiter les capacités et expertises que j'avais pu développer dans mon domaine professionnel précédent. J’ai trouvé que la Fondation AlphaOmega constituait une passerelle extraordinaire entre des acteurs associatifs visionnaires qui avaient trouvé des solutions à des problèmes très complexes et le monde de l’entreprise et de la finance qu’on aimerait rapprocher de ces sujets. Traditionnellement, quand on observe le milieu éducatif, associatif, on trouve peu de profils « business ». Ce que nous aimerions, c'est constituer un écosystème où tout le monde peut trouver sa place, démontrer que l'innovation sociale peut pleinement constituer un débouché pour des profils de grande qualité en matière de management, stratégie, communication, etc. Ces nouveaux profils pourraient ainsi travailler aux côtés de personnes de grande qualité en matière sociale.
Comment monte-t-on une opération de capital-investissement dans le cadre de la "venture philantropy" ?
Dans le cadre qui nous intéresse ici, la lutte contre le décrochage scolaire, il faut identifier les moments-clés de risque de décrochage, puis déterminer quelle association, active sur tout le territoire, apporte de notre point de vue la meilleure solution à chacune de ces étapes. Il faut alors considérer l’association comme une entreprise, et l'accompagner aussi bien financièrement qu'en lui fournissant des compétences et des outils éprouvés dans le monde de l'entreprise. Par exemple, aujourd'hui, on constate que 100 000 enfants ne maîtrisent pas les fondamentaux à la fin du primaire – un chiffre à rapprocher, même de manière purement arithmétique, de celui d'environ 100 000 décrocheurs par an. Pour nous, l'association Coup de Pouce est la plus efficace pour aider les enfants en difficulté à maîtriser les fondamentaux. Mais elle n’accompagne que 10 000 enfants par an. Le calcul est vite fait : il faut l'aider à devenir Coup de Pouce x 10... Idem pour l'Afev, leader selon moi du mentorat à domicile pour les enfants d'origine modeste. Imaginez si ne serait-ce que 10% des 1,8 million d'étudiants qu'accueillent nos établissements supérieurs étaient disposés à s'engager pour devenir mentors : cela ferait 180 000 enfants accompagnés, ce qui créerait un lien social en France que je trouverais merveilleux. Il nous faut donc mettre de l'argent, reconnaître et mobiliser ces associations, donner si possible à d'autres financeurs l'envie de mettre de l'argent, mais surtout comprendre que les enseignant.e.s, aussi dévoué.e.s soient-ils, ne peuvent pas régler tous les problèmes des enfants. Merci à l’École, mais aussi soyons reconnaissants envers ces grandes associations, aux côtés de l’Éducation nationale, grâce auxquelles la réussite scolaire peut devenir possible pour ces 20% de jeunes issus de milieux modestes.
Propos recueillis par François Perrin
Partager cet article