La culture ce n'est pas que de l'art et ça existe en dehors de toute institution, estime le sociologue Fabrice Raffin, maître de conférence à l'université Picardie-Jules-Verne. En replaçant les pratiques culturelles dans leur quotidienneté, ce spécialiste de l’aménagement territorial et de la requalification urbaine nous invite en réinterroger le rôle des politiques et des acteurs culturels dans la cité.
En 2015, à quoi la culture est-elle utile ? Quel rôle de l'artiste ?
Fabrice Raffin : La culture, le moment culturel, « fait quelque chose » de très spécifique aux personnes qui y participent de l’ordre du sentiment, de l’émotion, de la beauté, du sensuel. Ce « quelque chose », on peut l’appeler expérience esthétique. L’expérience esthétique est de tous les instants de notre vie, mais l’expérience culturelle serait un moment esthétique un peu particulier, peut-être un peu plus intense. Je définirais la culture à partir de cette expérience au fondement esthétique, en me référent à John Dewey dans "L'art comme expérience". Mais le moment culturel ne se limite pas à l’expérience esthétique. Ce moment a des finalités autres, qui ne sont pas toujours les mêmes. A partir de là, à la question « la culture pour quoi faire ? », les réponses sont multiples. Elles sont aussi nombreuses que l’imagination et les envies de ceux qui participent à des projets culturels. Je peux utiliser un morceau de musique pour faire un tas de choses différentes : faire une expérience esthétique bien sûr, mais également, poétiser un moment de ma journée (écouter de la musique en faisant la cuisine), dénoncer un problème social (fonction politique), construire une situation de rapport au sacré (comme le chant religieux, le gospel), construire une situation de convivialité, chanter avec des convives ou danser (clubbing), me mettre dans une situation de contemplation de la musique elle-même (concert), gagner de l’argent en utilisant ce morceau dans l’industrie musicale, vous pouvez même éduquer des personnes en les mettant en situation d’apprentissage autour de la musique (atelier, cours à l’école, etc). A chaque fois, une production esthétique, un morceau de musique ici, est utilisé à différentes fins, poétique, politique, conviviale ou festive, éducative, religieuse, etc.. Potentiellement, vous pouvez faire la même chose avec une production plastique, visuelle, du spectacle vivant, voire un texte, etc. Et pour compliquer les choses ses diverses finalités (ludiques, politiques, éducatives, religieuses, économiques, etc.) peuvent s’entrecroiser en des proportions variables.Peut-on considérer que le monde de culture est « un monde en soi » ?
Fabrice Raffin : A partir de ce que je viens de dire, il y a des moments où l’expérience esthétique est organisée, autour d’une discipline (musique, danse, littérature, cinéma, etc.) ou de styles. L’artiste n’est qu’un maillon de cette chaîne. On peut même dire avec Howard Becker, que chaque œuvre est le résultat de la coopération de plusieurs personnes, parfois de très nombreuses. De ce point de vue, son rôle est majeur, mais pas central. La forme finale de toute œuvre ou production esthétique est le résultat de cette coopération entre les acteurs d’un monde de l’art. Cette organisation définit des mondes culturels aussi nombreux qu’il y a d’organisations différentes aux finalités différentes, eux-mêmes organisés autour de disciplines. Ces mondes sont structurés selon leurs finalités, mais également avec des conventions qui leurs sont propres. Des conventions esthétiques, techniques et sociales. Je préciserai ainsi que chaque monde de la culture ou de l’art mobilise ses propres techniques ou procédés de « mise en œuvre » qui sont aussi des « manières de faire » : mise en narration, mise en musique, mise en scène, mise en abîme… Tout ça définit à nouveau une infinité de mondes culturels. Chaque monde culturel est un monde en soi, mais les porosités et les hybridations entre les mondes sont constantes, les frontières entre eux évoluent.A quelles conditions la culture peut-elle vraiment être facteur de cohésion sociale ?
Fabrice Raffin : La culture comme facteur de cohésion sociale est l’une des formes d’instrumentalisation politique classique (avec le développement territorial et la communication dirait Philippe Chaudoir), mais c’est une question complexe. L’une des fonctions majeures de la culture est son rôle identitaire. Une pratique culturelle a une fonction symbolique très forte qui dit qui je suis, ce qui est important pour moi, comment je suis. A certaines formes culturelles s’identifient des groupes sociaux plus ou moins larges (par âge, par milieu social, par origine ethnique, etc.). Si des formes artistiques créent de la cohésion ou rapprochent certaines parties de la population elles peuvent potentiellement laisser indifférent une autre partie de la population, voire créer du conflit. Certains styles de rap, par exemple, rassemblent des parties de la population (certains jeunes) alors qu’ils en effraient d’autres. L’art contemporain est un puissant répulsif pour des catégories populaires de la population qui le qualifient de « bourgeois ». C’est un leurre de penser que des formes esthétiques pourraient rassembler autour d’elle en cohésion l’ensemble de la population, comme un repère tisseur de lien, comme c’était le projet de Malraux. Si l’expérience esthétique est universelle, les formes esthétiques sont identitaires et indexées sur des groupes sociaux, plus ou moins vastes.Que recouvre pour vous la notion de « culture populaire » ? Est-ce qu'elle ne déprécie pas l’idée même de culture ?
Fabrice Raffin : Pour moi les cultures populaires sont celles du plus grand nombre additionnées. Ou toutes les cultures sont populaires. Il n’y a que des formes culturelles populaires pour ceux qui les portent. En fait la notion de culture telle que je l’ai définie précédemment recouvre la notion de culture populaire entendue comme l’ensemble des formes culturelles dans leurs diversités de styles, de sens, de disciplines, de finalités. Les cultures sont par définition populaires parce que plurielles est portées par la diversité des groupes sociaux (CSP, âges, ethnies, genre, etc.), selon une infinité de variantes comme je l’ai dit. Chaque forme culturelle est la culture d’un peuple autrement dit, d’un groupe social restreint. Ce sont les formes esthétiques qui font sens pour lui. Les producteurs de certaines formes culturelles tentent de se distinguer du schéma de la diversité que j’ai dressé. Ce sont les formes artistiques portés par les mondes de l’art. Ces mondes tentent d’imposer des formes esthétiques qu’ils définissent comme universelles alors que ce sont celles de leur propre groupe social. Les formes esthétiques qu’elles diffusent se voudraient universelles alors qu’elles sont également l’émanation d’un milieu minoritaire, le leur. Aux fonctions que j’ai évoqué plus haut elles associent des fonctions et valeurs supplémentaires liées au sacré. Ainsi, la culture est l’expérience esthétique qui varie selon différentes finalités et ses mises en formes selon des procédés et techniques, une expérience esthétique à laquelle sont également associées des valeurs.Une politique culturelle est-elle possible, voire même souhaitable ?
Fabrice Raffin : Avant de répondre à cette question, je partirai d’un point souvent passé sous silence mais qui a son importance : tout le monde a une culture et tout le monde a des pratiques culturelles. De ce point de vue, comme j’ai pu l’écrire, la question de la reconnaissance de la diversité des pratiques culturelles est un enjeu pour les politiques publiques. Je ne sais pas si c’est possible. Au contraire, elles se posent souvent uniquement comme prescripteuses normatives de « la bonne culture ». Ce faisant, ces politiques et leurs acteurs, stigmatisent ceux qui ne respectent pas leurs préceptes comme étant sans culture. C’est toute l’ambiguité de l’action culturelle ou de l’éducation populaire. C’est bien souvent une culture de groupe sociaux spécifiques qui est diffusée dans la méconnaissance de celle des individus auxquels elle est destinée. Il est également bon de rappeler que la culture existe en-dehors des institutions, qu’elle soit jugée digne d’intérêt ou non. Un des rôles des institutions culturelles serait peut-être celui de la reconnaissance. Reconnaissance de la diversité mais reconnaissance également du fait que la culture ne se limite pas à sa fonction sacralisée du « supplément d’âme », qu’elle peut être également plus légère ou d’autres natures à différents moments selon les styles, les disciplines, les envies de ceux qui les portent. Cette même question est posée à l’éducation populaire, pas toujours très éloignée des politiques publiques de démocratisation culturelle. Les politiques publiques pourraient ainsi soutenir des formes moins institutionnalisées et majoritaires (notamment en transférant les budgets de fonctionnement des grandes institutions vers des équipements plus proches des populations), moins artistiques, tout en continuant de financer les formes de l’exception culturelle et de la rareté, qui aspirent la majorité des budgets actuellement. Préserver l’exception artistique en reconnaissant la diversité des cultures. Propos recueillis par Valérie Marion et Jérôme Sturla Crédit photo pictour_this, Ben, Inferixrapusa, Kate BPartager cet article