Le libéralisme est un dogmatisme féroce, plus redoutable encore que d’autres puisqu’il ne dit pas son nom. Il se présente modestement comme un éloge de la liberté et du pragmatisme. Il se veut avant tout moderne, par opposition à une France rétrograde qu’il est urgent de réformer, en particulier lorsqu’elle revendique une culture du service public. Ainsi, dans l’Education nationale comme ailleurs, heureusement dira-t-on, les temps changent...
Projetons-nous donc un peu dans l’avenir, pour un scénario encore impensable il y a dix ans. Dans un petit potentat local appelé établissement scolaire (école, collège ou lycée), le chef est le patron d’une entreprise indépendante et soumise à la concurrence. Libéré des scléroses du passé, l’établissement est autonome. N’y voyez pas trop vite une incitation à l’effervescence pédagogique : il s’agit avant tout de promouvoir une logique managériale.
Contre le nivellement qu’imposent les illusions de l’égalité, voici enfin le règne de la différenciation ! Ainsi les élèves sont-ils des individus libres : ils peuvent choisir leur établissement (fin de la carte scolaire, début des listes d’attente), comparer les prestations, les résultats aux examens, les options et voyages proposés. Les meilleurs pourront ainsi quitter les ZEP et prétendre à l’excellence. Quant aux autres, on ne leur proposera plus de redoubler (trop cher), on « valorisera » la filière professionnelle dès la 4ème, on leur coupera les allocs s’ils sont absentéistes et on les enverra en rase campagne s’ils sont multi-récidivistes. Tout le monde a le droit à la différence, après tout.
Face à l'intoxication libérale
Chez les profs aussi, à bas le système figé de l’ancienneté et de l’uniformisation des salaires : vive la singularité, vive la liberté des meilleurs ! Une culture du résultat permet ainsi de stimuler chacun et beaucoup ne sont pas si mécontents de pouvoir enfin parler chiffres. Le prof est noté, évalué, inspecté et bientôt recruté par le chef d’établissement à qui, du même coup, il ne peut dire que oui. Bien sûr, il enseigne dans des classes bondées, mais s’il est malin et résistant, il peut aussi arrondir ses fins de mois avec des stages pendant les vacances, de l’accompagnement, des missions en tous genres qui lui donneront enfin le statut de cadre qu’il réclame depuis si longtemps. Abreuvé d’heures supplémentaires agréablement défiscalisées, le prof n’a jamais été aussi bien payé, alors pourquoi irait-il réclamer des postes, crier à la justice sociale, défendre ses collègues précaires, critiquer l’institution qui peut le mettre au placard ? Chacun a enfin ce qu’il mérite. L’intoxication libérale a fait du bon travail. On me dira pessimiste et dangereusement passéiste. Mais je crains d’avoir un jour à regretter l’époque où j’étais tout simplement fonctionnaire, payée comme mon voisin, contrainte d’accueillir tous les élèves, sur tous les territoires, tels qu’ils se présentaient à moi dans l’école de la République. Nathalie Broux, professeure au Lycée du Bourget et au Microlycée 93Partager cet article