Une chronique de Nathalie Broux
Cette année, j’ai fait passer le bac dans un prestigieux lycée privé parisien, un endroit où je n’enseignerai jamais. 100% de réussite au bac, dont 99% de mentions, dont 84 % de Bien ou Très Bien. Dans cet établissement, il n’y a donc pas d’échec scolaire. Et les profs me le disaient eux-mêmes, on conduit des classes de 37 élèves comme des voitures à direction assistée... métaphore pour désigner des élèves entièrement adaptés aux exigences, parfaitement disciplinés, qui se laissent conduire sans sortir de la route... Lorsqu’on sélectionne les élèves, donc, il n’y a pas d’échec scolaire. Oui mais voilà, on ne peut pas partout en faire de même. Ailleurs, l’échec est un mot qui pèse lourd, sur l’élève, bien sûr, mais aussi sur le professeur qui se sent démuni, et sur l’Institution qui n’absorbe pas la massification scolaire, qui voit ses statistiques s’enliser, et qui multiplie les dispositifs d’aide, d’accompagnement, de remédiation... pour lutter contre ce que l’on appelle la perte des fondamentaux, la baisse du niveau, etc. Je ne sais pas, moi, si le niveau baisse ou si c’était mieux avant ; je ne sais pas si aujourd’hui l’Ecole remplit moins bien sa mission qu’autrefois, et si d’ailleurs la rélégation scolaire n’était pas plus cruelle encore quand seulement 30% d’une classe d’âge atteignait le lycée... Je ne le sais pas, et à vrai dire je m’en moque un peu, parce que de toute manière j’ai signé pour presque quarante ans avec ce fameux mammouth, et il va bien falloir que j’aie parfois l’impression de « réussir », c’est-à-dire de faire réussir mes élèves...Rien d'autre qu'un puits de sciences sans conscience
Ce que je sais, en revanche, c’est que je suis un exemple très représentatif de ce qui me paraît absurde dans ce système : j’ai toujours été bonne élève, déléguée de classe, j’ai fait de longues années d’études, j’ai passé un concours difficile (que j’ai d’ailleurs d’abord « raté » : enfin un échec!?), je suis devenue spécialiste de critique littéraire, et j’ai ainsi intégré l’Education Nationale. Ce que je sais aussi, dont je ne décolère toujours pas ; c’est que l’on ne m’a JAMAIS demandé pourquoi et comment j’avais envie d’enseigner ; que l’on ne m’a jamais demandé à quel profil d’élèves je souhaitais transmettre ma prose (berline à direction assistée ou vieille carrosserie revêche ?), que l’on ne s’est jamais intéressé à mon parcours personnel pour m’affecter dans tel ou tel lieu (vous avez dit entretien d’embauche, lettre de motivation, profil ?), que l’on ne m’a jamais donné un cours d’Histoire de l’éducation sur les méthodes et expériences qui ont été menées auparavant, que l’on ne m’a jamais expliqué comment fonctionnait un adolescent (encore moins trente ados ensemble!), que l’on ne m’a jamais présenté les vagues migratoires, les chiffres de la massification scolaire, l’évolution des programmes, que l’on ne m’a jamais inspectée avant ma septième année d’enseignement, que je n’ai jamais fait un autre travail et que je n’en ferai jamais aucun autre... et que pourtant, on me confie allègrement chaque année des centaines d’ados de milieux défavorisés, aux origines, aux cultures, aux attentes si diverses. On ne m’a jamais demandé autre chose que d’être une experte en littérature, de savoir bien parler, de corriger les fautes, de faire des plans en trois parties, d’ouvrir mes dissertations par de belles citations. Rien d’autre qu’un puits de science sans conscience... Eh bien, tant que l’on continuera à recruter les profs comme cela, à nier une partie immense de leur mission, tant que l’on fera l’autruche parce qu’on a peur de « s’abaisser » au niveau des élèves, tant que l’on écoutera les déclinistes chevelus à la Finkelkraut, l’échec scolaire ne s’estompera pas, et ce ne sera ni la faute des élèves, ni celle des profs, ni celle des parents, ni celle de l’IUFM qui arrive de toute manière trop tard. Pourtant, l’expérience le prouve : quand un prof est heureux d’enseigner (et nombreux – ô miracle ! – le sont), quand il travaille avec des profs contents d’être là où ils sont, il fait mieux réussir ses élèves... que ce soit pour obtenir une mention Très bien ou une orientation raisonnable en BEP. Une des clefs de la lutte contre l’échec scolaire est dans le recrutement des profs, et ce qu’on appelle pudiquement les ressources humaines. Mais bon, nous resterons encore longtemps, j’en suis sûre, dans le culte de la sélection, de l’ambition, du savoir contre la pédagogie, du plan en trois parties, de l’autorité, du mérite... et nous continuerons à mettre en échec des jeunes qui auront, souvent pour leur vie entière, perdu confiance en eux. Ca y est, je suis énervée. Nathalie Broux, professeure au Lycée du Bourget et au Microlycée 93Partager cet article