Du 28 au 30 juin dernier, se tenait à Amiens l’Université d’été de l’Afev. Retour sur quelques temps forts de cette séquence mêlant célébrations et réflexions, festivités et projections vers l’avenir. Ici, l’intervention de Denis Maillard, essayiste et co-fondateur du dispositif Social Demain.
Après la plénière du premier jour, portant sur l’engagement des jeunesses, celle de la deuxième matinée portait sur les nouvelles formes d’inégalités. Pendant cette séquence, l’essayiste Denis Maillard, co-fondateur de Temps Commun et de Social Demain, et notamment auteur d’Une colère française (L’Observatoire, 2019) et de Indispensables mais invisibles (L’Aube, 2021), a pu détailler son sentiment à ce sujet – tout particulièrement autour de la notion d’invisibilité de certains acteurs économiques.
Indispensables mais socialement invisibles
« Il existe des inégalités, en plus des inégalités scolaires, qui apparaissent quand il s’agit d’aborder les transitions existentielles », a-t-il indiqué en début d’intervention, précisant ensuite que « nous ne sommes pas tous armés de la même façon pour le faire. » C’est donc « la question de l’autonomie qui est essentielle. » Parti d’une réflexion autour des corps intermédiaires et du syndicalisme au regard du mouvement des Gilets Jaunes, il s’est rapidement intéressé au fait que les rassemblements de ces derniers se déroulaient principalement le samedi – ce qui laissait entendre que les participants à ce mouvement étaient salariés. Mais alors, quel type de salariés ? Dans quels secteurs, pour quels emplois ?
Il est alors rapidement apparu qu’il s’agissait « très souvent de ceux que l’on qualifierait plus tard de "travailleurs essentiels", c’est-à-dire indispensables… mais socialement invisibles. » Par ailleurs, au cours des confinements successifs, il a pu constater que « les personnes qui continuaient à aller travailler constituaient le "back office" de notre société de services » : du secteur de la logistique à celui du transport, de celui du commerce à celui du soin… Soit « tous ceux dont les activités professionnelles avaient une caractéristique commune : on ne pouvait pas les effectuer en télétravail. »
Une étude sur 15 000 personnes
D’où le souhait de mettre sur pied une étude sur ces travailleurs invisibles, pour la fondation Travailler autrement et par le cabinet Occurrence, portant sur un échantillon représentatif de 15 000 personnes, regroupées en 10 segments et 3 groupes (les « invisibles », les « préservés » et les « combattants »). Pour beaucoup d’entre eux, leur travail se caractérise par « le fait d’être debout et de porter un uniforme. » D’ailleurs, a-t-il rappelé, dans la série Lupin, que fait Omar Sy quand il souhaite circuler incognito ? « Il se fait embaucher comme homme de ménage au Louvre, ou comme livreur à vélo, ce qui lui permet de passer inaperçu… »
Ces travailleurs représentent 44% des actifs, ce qui implique symboliquement que « derrière chaque personne – comme moi - qui peut choisir sa manière de travailler et de vivre se tient une personne socialement invisible, qui vient servir la première… » Et sur ces personnes pèse « une somme de contraintes, du moment où elles se lèvent à l’heure où elles se couchent – soit une charge mentale permanente » - il a alors convoqué le film A plein temps, où Laure Calamy joue le rôle d’une femme de chambre d’un hôtel parisien vivant seule avec ses enfants en lointaine banlieue. De fait, « 54% des invisibles sont des femmes, 60% des femmes seules avec enfant(s). »
Présent perpétuel vs bifurcations
En outre, un autre élément « extrêmement glaçant » est ressorti de cette enquête : « Toutes ces personnes, quand on les interroge, apparaissent comme des points, quand les autres suivent une trajectoire – elles vivent dans un présent perpétuel, contraintes de courir sans cesse, un jour après l’autre, avec le sentiment de ne pas avoir de prise sur leur vie. » Face à elles, d’autres éprouvent très sereinement le sentiment de « pouvoir bifurquer, changer de trajectoire » quand elles le souhaitent, de « pouvoir faire autrement que ce qui a été décidé pour eux. »
Tout ceci a permis à Denis Maillard de « porter un regard renouvelé sur les inégalités. » En effet, selon lui, « augmenter légèrement les salaires ou faire baisser le prix du pain ne changera pas fondamentalement la situation » de ces travailleurs et travailleuses. Ce qui pêche réellement, c’est « le sentiment de ne pas avoir la main sur le cours des choses, de ne pas pouvoir faire autrement que ce qu’on fait en permanence » - et ce, alors même qu’une existence satisfaisante passe bien souvent par des bifurcations choisies, intervenant à l’occasion de transitions existentielles.
Dans le cas contraire, tandis que le sentiment de défiance à l’égard des institutions augmente, on est plus susceptible de se tourner, politiquement, vers l’abstention ou « vers un vote pour les extrêmes, en particulier le Rassemblement national. » C’est ce qui est clairement apparu lors du premier tour de la dernière élection présidentielle, où les cartes de l’abstention et du vote pour Marine Le Pen… « se superposaient parfaitement » avec celles des lieux de résidence (« souvent loin des centres-villes ») des personnes interrogées lors de l’enquête.
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