Cécile Van de Velde : « Il faut aider directement les jeunes plutôt que les familles »

Variables d’ajustement au sein du système économique, les jeunes sont aussi peu soutenus dans le cadre des politiques publiques, souligne Cécile Van De Velde, chercheuse spécialiste en sociologie comparée de la jeunesse, des âges et des générations en Europe, et marraine pour la deuxième année consécutive de l’Observatoire de la jeunesse solidaire.

Près de trois Français sur quatre déclarent avoir une image positive des jeunes. En êtes-vous surprise ?

Cécile Van de Velde : Ce chiffre monte à 90% lorsqu’on leur pose la même question concernant les jeunes qu’ils connaissent. Plus frappant, il tombe à 39% quand il est question de leur perception des jeunes issus des quartiers populaires. Ce qu'on peut formuler autrement : deux tiers des Français ont une image négative de ces jeunes. Cette perception s’assombrit rapidement dès qu’il s’agit d’une jeunesse qu’ils ne fréquentent pas, et qu’ils ne perçoivent donc qu’à travers le filtre médiatique. Ce genre de filtre me fait penser aux forts scores du FN dans des territoires de très faible immigration. Et même en ce qui concerne l’ensemble des jeunes, un quart des 27% affirmant en avoir une image négative les considèrent comme des délinquants ou des drogués. Les Espagnols, à ce titre, ont une bien meilleure image de leurs jeunes.

Que dire de ce vif sentiment que les inégalités sociales s’accroissent ces dernières années ?

Cécile Van de Velde : 89% d’entre eux affirment qu’elles s’accroissent entre les Français, et ils sont légèrement moins nombreux (85%) à estimer qu’il en va de même entre les jeunes. Cela dit, ces deux chiffres sont considérables. La société est perçue comme plus inégalitaire, plus injuste, et les jeunes portent cette injustice. Il apparaît également qu’en ce qui concerne les jeunes, le courage et le mérite sont salués, comme la responsabilité individuelle : 26% de ceux qui perçoivent positivement les jeunes issus des quartiers populaires (et dans une moindre mesure, 20% de ceux qui font le même diagnostic sur l’ensemble de cette génération) trouvent qu’ils sont « courageux et ont du mérite », 88% des sondés pensent que la réussite des jeunes dépend de leurs efforts pour surmonter les difficultés... C’est donc un modèle libéral qui s’exprime ainsi, induisant l’idée que les jeunes seraient seuls responsables de leurs échecs. Leur réussite dépendrait surtout de leurs efforts.

Les jeunes doivent leurs réussites à leurs seuls efforts ?

Cécile Van de Velde : Pas uniquement, et il s’agit d’ailleurs, ici, d’une vraie nouveauté : à côté de chiffres plus connus pour expliquer les inégalités, comme deux tiers des sondés estimant que leur réussite dépend aussi de leur origine sociale ou de leur établissement scolaire, 64% d’entre eux pensent également que leur lieu d’habitation joue un grand rôle. Le fait que les Français aient fortement conscience de l’impact du lieu d’habitation sur la réussite des individus constitue une bonne nouvelle, mais aussi un phénomène très nouveau.

Comment expliquez-vous que le lieu d'habitation ait tant d'importance ?

Cécile Van de Velde : A une médiatisation et une réflexion autour du concept de quartiers, en grande partie. Mais malgré cette prise de conscience, tout reste loin d’être parfait. Si l’on prend les chiffres à l’envers, il est saisissant de constater, par exemple, qu’un tiers des personnes sondées déclarent que les inégalités sociales ne proviennent pas des origines sociales. C’est beaucoup, quand on y pense ! Qui plus est, les quartiers populaires, comme la jeunesse, souffrent d’une perception complexe : en même temps qu’on les plaint, on les condamne, et une nette confusion persiste entre jeunes issus des quartiers populaires et jeunes délinquants. Les Français n’ont pas forcément conscience des causes structurelles expliquant les inégalités entre les jeunes, et certains sont encore peu au fait des réalités : un sondé sur quatre estime, par exemple, que les jeunes ne sont pas inégaux face à la réussite scolaire ou à l’accès à l’autonomie financière. Troublant.

En quoi la question de la jeunesse est-elle différemment perçue dans les autres pays ?

Cécile Van de Velde : En ce qui concerne la place de la jeunesse dans le débat public, la France apparaît plus proche du Japon que de ses voisins européens ou scandinaves. La situation y est comparable, avec une jeunesse oubliée dans une société qui vieillit de plus en plus, victime d’un regard méfiant et d’une résignation collective face à l’idée de « génération sacrifiée ». L’insertion professionnelle y est également difficile, le pessimisme profond et le stress à l’école généralisé. Cette situation est également en partie comparable avec celle des pays du Sud de l’Europe, comme la Grèce ou l’Italie même si, dans ces deux derniers pays, les questions se posent plus tardivement – la génération arrivant sur le marché du travail étant parfois la première à avoir fait des études. Les jeunes Grecs croient encore aux diplômes, alors qu’en France, la désillusion, sur ce sujet, est prégnante.

Qu’est-ce qui est spécifique aux pays du Nord et pays anglo-saxons ?

Cécile Van de Velde : En Suède, par exemple, l’Etat a réagi fortement et rapidement face à la hausse du chômage des jeunes. Quant aux pays anglo-saxons, ils sont surtout sujet à la question d’une jeunesse surendettée. Chez eux, les jeunes doivent payer le prix fort pour leurs études et espèrent rembourser plus tard leurs dettes, après avoir accédé à la vie active. La conséquence est immédiate : ils sont mieux lotis en période de croissance, mais en cas de crise, leur situation devient catastrophique.

Les jeunes sont-ils les premières victimes, en France, en temps de crise ?

Cécile Van de Velde : C’est plus compliqué et plus profond que cela. D’une part, certes, en cas de crise, les modèles corporatistes protègent ceux qui sont d’ores et déjà bien insérés dans la vie active. Ceux qui en pâtissent le plus sont donc ceux qui n’étaient pas installés lorsqu’elle éclate. Et a fortiori, en l’occurrence, la jeunesse populaire des quartiers. La dichotomie est très nette entre les « très protégés » et ceux qui chutent. Au Japon, cette dualité existe, au sein même de la jeunesse, entre d’un côté ceux qui sont traqués par les recruteurs (nos Bac+5 et élèves de Grandes Ecoles), et de l’autre les « Freeters », des 15-34 ans avec souvent un bagage universitaire mais sans situation professionnelle stable et, pour tout dire, sans avenir déterminé. En France, cela s’illustre par le tropisme, l’obsession du CDI ou par la course aux diplômes. Car en cas de crise, et c’est le second aspect préoccupant, la cohorte qui servira de variable d’ajustement – les nouveaux entrants, donc – risquent de le payer tout au long de leur vie. Cet effet de cohorte alimente la sensation d’une génération sacrifiée, puisque quand la croissance revient, c’est la génération suivante qui en bénéficie en premier lieu. La crise fige les destins.

Autre chiffre surprenant : 95% des sondés pensent qu’il est important de faire de la jeunesse l’une des priorités lors de la prochaine présidentielle. Comment expliquez-vous cette quasi-unanimité ?

Cécile Van de Velde : Oui, et en affinant l’analyse, on s’aperçoit que plus augmente l’âge des sondés, plus nombreux sont ceux estimant qu’il est très important de le faire : 47% des 15-24 ans contre 60% des 50-64 ans ! De fait, le destin des individus se décide de plus en plus tôt, dans l’intragénérationnel. Pour y remédier, on peut proposer deux axes principaux de réflexion : le rapport à l’école et le versant économique. L’Ecole devrait s’ouvrir davantage, intégrer l’idée qu’elle forme des adultes avant de former des diplômés. Il faut élargir le spectre de l’Ecole, et élargir, en même temps, le spectre du CV pour les employeurs. Le diplôme ne doit pas constituer l’unique sésame avant 25 ans, sous peine de constituer un impitoyable couperet. Aujourd’hui, il n’y a pas droit à l’erreur, à la réorientation, et nul n’existe professionnellement sans diplôme – ces derniers ne mettant aucunement en valeur l’extra-scolaire. Sur le plan économique, la persistance d’une tutelle parentale sur la durée pose problème. Tous les acteurs, des banques aux recruteurs, en passant par les agents immobiliers, sont très frileux dès qu’il sont confrontés à des jeunes : pas de crédit, pas de logement sans caution parentale. Il est donc très important de proposer une aide à destination des jeunes, et non plus à destination des familles, des parents. Ceci pour accompagner l’accès des jeunes à leur autonomie. Pour ce faire, il faut arrêter de courir uniquement après « l’égalité des chances » à la française, et viser également une égalité réelle. Interview publiée sur l'Observatoire de la jeunesse solidaire (mars 2011)

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