Cahiers pédagogiques : "Inscrire la dimension de l’orientation professionnelle dans les parcours scolaires est un enjeu démocratique"

Contribution des Cahiers pédagogiques à la 11e édition de la Journée du refus de l’échec scolaireArticle publié dans les Cahiers pédagogiques, hors-série numérique n°45 « Cheminement d’élève et parcours avenir » de mars 2017.

Retrouver le jeune derrière l'élève

Si l’on prend au sérieux la construction des projets personnels et professionnels, on se rend compte que les articles de ce dossier nous invitent à reconsidérer la diversité des jeunes et de leurs parcours, au-delà de l’élève abstrait de notre imaginaire scolaire. À considérer les tergiversations depuis une trentaine d’années sur ces questions, on sent bien que la projection du monde éducatif vers le monde professionnel ne va pas de soi dans notre pays. Quand, en 2005, la première version du socle commun reprenait l’essentiel des compétences clés européennes, elle prenait garde à oublier l’esprit d’entreprise pour ne pas heurter les sensibilités françaises. Notre école française est marquée par une tension historique entre la tradition scolaire de fermeture relative au monde économique et social et la nécessité de mieux préparer l'orientation professionnelle. L’idéal de la réussite scolaire est encore souvent sa propre reproduction : une bonne partie des grandes écoles qui couronnent les parcours les plus brillants ne préparent-elles pas d’abord à l’enseignement et à la recherche ? Inscrire la dimension de l’orientation professionnelle dans les parcours scolaires est ainsi, déjà, un enjeu démocratique lié à la massification scolaire : une majorité de jeunes devra trouver des emplois dans des secteurs privés ou publics bien éloignés du monde académique. C’est aussi un enjeu scolaire lié à la motivation. Plusieurs témoignages et expériences de ce dossier montrent combien faire sortir les élèves de l’école, c’est aussi bien souvent leur permettre de réinvestir cette école après avoir découvert des métiers et des professions qui lui (re)donnent du sens.

L’ORIENTATION, C’EST DE LA PÉDAGOGIE AVEC D’AUTRES MOYENS

Une approche paresseuse de l’éducation consiste à distinguer son noyau dur constitué des savoirs dits « fondamentaux » (souvent évoqués, rarement définis) et une sorte de périphérie sympathique, mais relativement secondaire. Dans cette périphérie figurent notamment les divers parcours, suspectés de distraire les élèves et les enseignants de leurs tâches essentielles d’apprentissages. À cet égard, il est frappant de voir que nombre de pratiques relatées dans ce dossier renvoient au contraire à une très grande densité pédagogique. Plusieurs dispositifs visent par exemple à esquisser des métiers qui n’existent pas encore. Ils permettent d’incarner concrètement aux yeux des élèves ce que signifie une question aussi complexe que l’évolution sociale. Ces dispositifs qui permettent aux jeunes de se projeter donnent une signification possible à leurs parcours scolaires et personnels. On est très loin de l’illusoire adéquation formation-emploi qui appauvrit la gamme des connaissances mobilisées ! On constate aussi, par exemple à travers des situations proposées dans des fiches « disciplines et métiers », qu’on propose en fait aux élèves de s’engager dans de vraies tâches complexes, hors cadre d’évaluation scolaire. De façon globale, les diverses expérimentations nous amènent naturellement à évoquer l’interdisciplinarité, les démarches de projet et tous les enjeux auxquels on cherche à répondre à travers les EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires), les TPE (travaux pratiques encadrés), etc.  La démarche d’orientation ne peut plus, dès lors, être envisagée comme un parcours d’agrément qui pourrait intervenir après ou à côté des apprentissages essentiels. C’est, au pire, de parcours de délestage dont il faudrait parler : une façon de parvenir quand même à rallier sa destination quand les autres voies sont trop encombrées, de continuer à faire œuvre de pédagogie avec d’autres moyens. Certains articles témoignent d’une confusion possible entre le soutien au travail personnel, l’aide à l’orientation et la construction de projets personnels. Si l’on retrouve en la matière une commune recherche du sens, il faut probablement prendre garde à ne pas mélanger tous les registres, et notamment ce qui relève du cognitif (ce qui relève des savoirs en jeu) et de l’identitaire (ce qui relève de mon inscription subjective dans le parcours scolaire), pour reprendre deux registres souvent évoqués par Patrick Rayou1.

DU CONTOURNEMENT DES DISCIPLINES À LEUR TRANSFORMATION ?

Plusieurs innovations des dernières années se sont brisées contre les récifs des disciplines scolaires. L’apparition des compétences dans le monde éducatif n’a pas seulement été liée au regain d’intérêt pour le monde des entreprises : elle est aussi apparue comme un chemin de contournement des forteresses disciplinaires. En définissant des compétences dites transversales qui tenaient un rôle de couteau suisse des apprentissages, il s’agissait d’identifier des métasavoirs au-dessus des connaissances disciplinaires : apprendre à apprendre, raisonner, s’exprimer, communiquer, etc. L’expérience irlandaise montre tout l’apport, mais aussi les difficultés de cette démarche inspirée des compétences clés européennes. Aujourd’hui, il semble qu’après une phase de tentative de contournement par les compétences, l'heure est plutôt à intégrer des actions de déblocage interne des disciplines. On est invité à considérer la contribution des compétences spécifiques plutôt que de chercher un raccourci par des compétences générales. Le parcours avenir, comme tant d’autres, appelle chaque discipline à prendre sa part dans une logique globale de contribution et de mobilisation des ressources, pour mieux lire et agir dans le monde.

UN SYSTÈME QUI RETROUVE LE JEUNE DERRIÈRE L’ÉLÈVE

L’approche « orientante », comme il est souvent rappelé, a largement bénéficié de réflexions et de pratiques nord-américaines. Est-ce un hasard si cette conception moins scolaire de l’orientation n’est pas née en France ? Il est souvent souligné que dans notre système imprégné des conceptions de Durkheim, il s’agit de développer l’adhésion à l’institution, pendant que la philosophie de Dewey donne, outre-Atlantique, priorité à l’expérience personnelle de l’éducation2. Peut-on alors concevoir une orientation centrée sur le développement de la personne, dans une école française qui ne fait pas de l’épanouissement du jeune sa priorité ?  En fait, on sent un renouveau d’intérêt récent pour les connaissances non académiques, pour la connaissance de soi, pour les approches qui accordent toute sa place à la subjectivité de l’élève, à la créativité, au bienêtre à l’école, aux émotions qui facilitent les apprentissages. Plusieurs témoignages de ce dossier nous montrent d’ailleurs des personnes qui confient leurs aspirations à des conseillers ou à des professionnels, qui échangent autour d’un jeu de cartes, qui collaborent avec leurs pairs, qui échangent avec des étudiants plus âgés, etc.  Alors qu’on a longtemps considéré d’abord un élève abstrait, défini essentiellement par sa place dans la relation didactique, il semble qu’on s’intéresse plus à la réalité et à la diversité des jeunes qui peuplent nos établissements scolaires.  Cette diversité, c’est d’abord celle des parcours : parcours réels, parcours rêvé, parcours tordus, mais parcours finalement pas si absurdes ! C’est peu de dire que le système éducatif tend souvent à faire prévaloir la vitesse avant toute chose. Les bons élèves sont non seulement à l’heure, mais ils sont même en avance et courent le long de parcours linéaires. Pourtant, beaucoup de pays (notamment dans le nord de l’Europe) préfèrent laisser les bacheliers prendre une année de césure pour laisser maturer ses choix, avant de s’engager dans l’enseignement supérieur. Pourtant, beaucoup de parcours scolaires accidentés, dans l’enseignement scolaire3 comme dans l’enseignement supérieur, sont en fin de compte des parcours de vie réussis. Que peuvent-ils nous apprendre ?

NE PAS EFFACER LA PART SOCIALE DERRIÈRE L'INDIVIDUALISME

Il faut enfin rappeler, même si ce n’était pas l’objet central de ce dossier, que l’orientation spontanée, à la façon des lois du marché, est un processus social qui concourt à reproduire les inégalités sociales. Comme le rappellent par exemple Séverine Landrier et Nadia Nakhili4, « les travaux qui se sont attachés à analyser le fonctionnement de l’orientation scolaire, en France, soulignent, de façon récurrente, un certain nombre de limites : si l’orientation se fonde, en partie, sur des critères scolaires, elle n’a de méritocratique que l’apparence, puisqu’elle entérine des différences d’orientation marquées par les inégalités sociales entre individus et entre établissements scolaires. » Les enfants de milieu populaire réussissent moins bien que les autres, et ce, dès l'entrée en primaire, ce qui fait qu'ils sont plus souvent que les autres en échec ou en difficultés lors du palier d'orientation de fin de 3e. Cette différence de réussite accumulée tout au long de la scolarité conditionne bien évidemment les probabilités de pouvoir entrer dans les filières d'enseignement supérieur les plus valorisées. En sus de cette inégalité en cascade, se rajoutent des inégalités liées à l'origine sociale et au genre à chaque palier d'orientation, à résultats scolaires comparables. Avec le même dossier scolaire, on choisira par exemple plus une filière scientifique générale si on est un homme issu de milieu social aisé que si on est une fille ou si on est de milieu populaire. Les inégalités d'orientation scolaire sont donc construites socialement et en partie au sein même du système scolaire. On sait aussi que les différences d'orientation relèvent en partie de l'autosélection ou des choix relativement moins ambitieux des élèves d'origine populaire à niveau scolaire équivalent à leurs autres camarades. Rappeler ces logiques sociales permet de mettre en perspective l’approche individuelle et l’approche « orientante ». L'orientation est souvent conçue dans une perspective individuelle ressentie comme une libération à l'égard des tutelles qui assignent une place à chacun. C'est toute une part de la construction de la notion de projet personnel et professionnel depuis les années 80. La face obscure de cette évolution, c’est la dérive vers un individualisme qui peut faire peser sur l'individu la responsabilité de ses échecs et de contraintes sociales et culturelles, dont il s'émanciperait parfois mieux dans une démarche collective. C’est tout l’enjeu des dispositifs qui doivent permettre de donner des capacités d’agir à chacun, mais dans des cadres éducatifs qui permettent à tous de pouvoir prétendre à des parcours d’avenir désirables.   OLIVIER REY Chargé d’études et de recherche, service Veille et analyses de l’IFÉ (ENS de Lyon)

1Dominique Glasman & Patrick Rayou (dir.), Qu’est-ce qui soutient les élèves ?, rapport du centre Alain-Savary, ENS de Lyon, Institut français de l’éducation, 2015.

2Denis Meuret, Pour une école qui aime le monde. Les leçons d'une comparaison France-Québ ec (1960-2012), Presses universitaires de Rennes, 2013. 3Judith Rosenfeld, « Avant-gardiste, le lycée professionnel ? » dans Le lycée professionnel : relégué et avant-gardiste ?, ENS Éditions, 2016, [en ligne]: http://books.openedition.org/enseditions/7308
4Séverine Landrier et Nadia Nakhili, « Comment l’orientation contribue aux inégalités de parcours scolaires en France », Formation emploi, 2010, n° 109, p. 32.

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