Bernard Bier : « Un sentiment croissant de déclassement chez les jeunes »

Dans le cadre de l’enquête Afev-Audirep de l’Observatoire de la jeunesse solidaire portant sur "le regard des français sur les jeunes" publiée en mars 2010, révélant -entre autre- que 51% des français ont une image négative des jeunes, l’Afev a interrogé un certain nombre d’acteurs pour réagir à ces chiffres, et notamment sur leur investissement dans la société. Entretien avec Bernard Bier, chargé d’études et de recherche à l’Injep (Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire). Analyser cette enquête-sondage impose un certain nombre de précautions, liées entre autres à sa forme même (questions fermées dont les items seraient eux-mêmes à interroger), et au fait qu’une enquête comparative appelle un protocole plus complexe et n’a de sens qu’inscrit sur une durée plus longue qu’un an. Enfin, lorsque l’on tente de saisir des évolutions, il importe de se garder d’un double écueil : l’illusion de la nouveauté radicale comme celle de la permanence et de la répétition du même. Ces réserves faites, quelques remarques en réponse aux questions posées :

Le regard négatif sur les jeunes et le fossé générationnel  ?

La défiance à l’égard des jeunes dans le monde occidental et moderne (des études seraient à mener pour d’autres sociétés) est une sorte de discours assez communément partagé : le niveau baisse, les jeunes ne respectent plus rien… Déjà dans la Grèce antique… Au 19ème siècle, jeunes ouvriers comme étudiants étaient objets de la méfiance de l’opinion publique comme des pouvoirs institués. Et si l’on mentionne justement la jeunesse des révolutionnaires de 89, des résistants lors de la dernière guerre, voire des généraux d’Empire, il ne s’agit pas d’une place concédée par les générations antérieures, mais d’une place conquise … Néanmoins si l’on regarde la société contemporaine française, on ne peut nier aussi les effets probables sur les représentations du vieillissement de la population, de la montée de l’insécurité sociale, de la transformation du monde (mondialisation, recompositions identitaires, évolution rapide des technologies, entrée dans la société du risque et de l’incertitude), qui engendrent repli sur soi, peur de l’autre, particulièrement chez les populations les plus précaires ou les plus fragilisées… La peur du jeune n’en est qu’une figure. Et il n’est donc pas étonnant, conformément aux résultats de cette enquête, que le rapport entre générations soit inégalement symétrique, les jeunes étant in fine plus tolérants. Autre hypothèse explicative : la transformation rapide des modes de vie qui impacte les rapports entre générations. Les espaces d’inter-générationnalité y compris familiaux s’estompent, les sociabilités des jeunes sont encore plus qu’autrefois infra-générationnelles, et l’on est plus aujourd’hui dans la co-présence, l’indifférence des générations que dans le contact : parler de « conflit des générations » a-t-il d’ailleurs encore un sens ? Enfin, comme le montrait le rapport du Commissariat général du Plan (Jeunesse, le devoir d’avenir, dir. D. Charvet, 2001, Documentation française), le contexte de crise a entraîné une « naturalisation » de la jeunesse : on est passé du jeune rencontrant des problèmes au jeune comme problème.

45% des jeunes auraient une image négative des jeunes ?

S’agit-il d’une image négative des autres jeunes ? de soi ? L’enquête ne nous permet pas d’y répondre. Et malgré tout, 55% en ont donc une image plutôt positive… Il serait intéressant d’analyser cette réponse en fonction d’un certain nombre de paramètres : l’âge par exemple peut jouer (l’adolescence, période de transformation physique avec les inquiétudes et hontes afférentes, de rupture avec l’idéalisation du monde adulte, et de tâtonnement) ; de même que le poids des résultats scolaires confrontés aux injonctions familiales et sociales… La sociologie « interactionniste » (E. Goffman par exemple) nous permet d’expliquer ce phénomène pour certains « jeunes des quartiers » : on se construit en réaction à l’image qui nous est renvoyée par les autres, soit en s’y conformant, soit en rupture… (il n’y a pas de fatalité à ce sujet). Et la disqualification permanente de soi ou de sa famille, le sentiment d’humiliation vécu à l’école, le renvoi sur l’individu aujourd’hui de ses échecs (mauvais résultats scolaires voire décrochage ; « non employabilité »), comme plus largement le sentiment de déclassement, d’avenir bloqué (mais sur ce point il faudrait avoir des éléments comparatifs avec d’autres époques - notre référence devrait cesser d’être celle des « Trente glorieuses » et de son ascenseur social), tous ces phénomènes participent de la construction de cette image négative de soi, comme ils peuvent expliquer le pessimisme des jeunes français que certains enquêtes ont fait émerger. Le poids du système méritocratique excluant qui est très prégnant dans la société française joue aussi son rôle (cf. O. Galland, Les jeunes français ont-ils raison d’avoir peur ?, 2009, Armand Colin). Ces résultats devraient interpeller fortement, dans leur responsabilité, le monde adulte en général, les professionnels de la jeunesse et de l’éducation plus particulièrement, et la puissance publique au premier chef, dont il n’est pas sûr que les discours et les actes soient à la hauteur de ces enjeux.   Propos recueillis par Paul Falzon-Monferran Crédit photo Injep

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