Comment réparer les fractures françaises ? Depuis plusieurs années, divers travaux ont documenté le fossé, réel ou supposé, qui se serait creusé entre la France des grandes métropoles, attractives et dominées par les cadres, et une France oubliée, invisible, périphérique, celle des classes populaires des villes petites et moyennes et des zones rurales. Pour le résumer à grands traits, les cadres supérieurs parisiens auraient désormais culturellement et financièrement plus en commun avec leurs homologues londoniens, berlinois ou new-yorkais qu’avec les habitants du sud de la Picardie, vivant pourtant à quelques dizaines de kilomètres seulement.
A l’évidence, cette thèse gagne à être grandement nuancée, en premier lieu parce que la pauvreté est forte dans les centres-villes et/ou les banlieues proches de nombre de grandes métropoles. Il n’en reste pas moins que cette France des villes moyennes et des zones rurales traverse bien, elle aussi, de grandes difficultés. Si les ouvriers ont peu à peu été comme effacés de l’imaginaire des grandes villes, ils restent nombreux dans ces territoires. Ils y représentent 32% de la population active, comme le rappelle opportunément le sociologue Julian Mischi, à l’occasion de la sortie de son livre "Le bourg et l’atelier. Sociologie du combat syndical" (Agone, 2016). Ces classes populaires résistent au quotidien par l’engagement, l’entraide et les mobilisations, mais elles sont aussi durement frappées par le capitalisme mondialisé. Dans un article récent pour le Lab’Afev, Emmanuel Defouloy dressait une liste non exhaustive des plans de licenciements collectifs qui ont depuis un an affecté de petites villes. Depuis lors, de nouvelles fermetures ont eu lieu ou ont été annoncées. Les aciéries Akers de Berlaimont (Nord) et de Thionville (Moselle), la fonderie MT Technology de Saint-Michel-de-Maurienne (Savoie), ou encore l’usine de charcuterie industrielle Germanaud de Blois (Loir-et-Cher), pour n’en citer que quelques-unes. En attente d’un repreneur qui devrait lui aussi supprimer des emplois, le groupe de literie Cauval, qui fabrique les matelas Dunlopillo, Simmons et Tréca, nous offre par l’implantation de ses usines comme un mini-tour de France: Saint-Amand-les-Eaux (Nord), Reichshoffen (Bas-Rhin), Bar-sur-Aube (Aube), Le Coteau (Loire), Flaviac (Ardèche), Mer (Loir-et-Cher), Fougères (Ille-et-Vilaine) et Limay/Mantes-la-Jolie (Yvelines). Entre les grandes métropoles et cette France à distance, l’enjeu majeur des années à venir sera de trouver de nouvelles formes de dialogue et de solidarité. « Un modèle de développement complémentaire », selon la formule du sociologue Serge Guérin et du géographe Christophe Guilluy. Déjà, en 2014, l’extension de la politique de la ville à nombre de communes de province avait acté cette prise de conscience. La nouvelle carte des quartiers aidés ayant été redessinée à partir d’un seul critère - la faiblesse du revenu des habitants -, y figurent désormais, aux côtés de Montfermeil ou de Grigny, Issoudun, Villers-Cotterêts, Beaune ou Villeneuve-sur-Lot... Pour inventer une nouvelle solidarité, les politiques concernant le travail, le commerce international ou les services publics seront sans nul doute centrales. Et celle des transports ne le sera pas moins. Les autoroutes, les lignes de TGV et les avions à bas coûts ont considérablement réduit les temps de parcours, mais ils ont aussi laissé à l’écart les villages intermédiaires. Pour y remédier, les initiatives citoyennes, aussi, sont les bienvenues. C’en est une que porte Ayda Hadizadeh, 34 ans, avec son projet de carte de voyages en train Intercités illimités. Fille de réfugiés politiques iraniens, elle a grandi depuis son plus jeune âge en France, « fascinée par la diversité des paysages et par le patrimoine historique, culturel et culinaire » du pays. Au cours de ses études, à l'IEP Grenoble puis en master de Stratégies territoriales et urbaines à Sciences-Po Paris, lui est venue cette idée de carte de voyages illimités, qui serait un peu à l'échelle de la France ce qu’est le Pass InterRail pour voyager en train à travers l’Europe. Pour être plus précis, cette carte au tarif unique et accessible à tous fournirait à ses détenteurs un accès illimité à l’ensemble des trains Intercités, les week-ends, vacances et jours fériés. Pour faciliter les départs spontanés, même quelques jours, et emprunter les itinéraires peu fréquentés.Pourquoi avoir pensé aux trains Intercités ?
Ayda Hadizadeh: Car c’est un formidable atout sous-estimé ! En plus des TGV et des TER, c’est un troisième réseau de trains (Corail, Téoz et Lunéa) qui dessert plus de 350 villes en France, y compris les petites et moyennes. Certes, ils connaissent des difficultés en raison d’une baisse du nombre de passagers, qui risque de s’aggraver avec la concurrence des cars et du co-voiturage. Mais justement, comme ce sont des trains d’équilibre du territoire, cela plaide pour leur donner une nouvelle vocation et donc un second souffle, qui permettrait d’augmenter le nombre de voyageurs. Il faut saluer l’effort de l’Etat, responsable de ce réseau avec la SNCF, qui a entrepris une modernisation des trains à hauteur de 1,5 milliard d'euros. Mais il faut aller plus loin encore. Le grand succès qu’ont connu auprès des milieux populaires dans l’ex-région Nord Pas-de-Calais les TER Mer et TER Vert, à un euro le billet pour s’évader en week-end, ouvre la voie. J’ai récemment pris contact avec le directeur des Intercités à la SNCF, pour lui proposer ce projet, il est tout à fait réceptif à l’idée. Même chose du côté du ministère des Transports. Reste à savoir quelle suite va bientôt donner l’Etat aux propositions du député PS du Calvados Philippe Duron, auteur d’un rapport sur l’avenir du réseau Intercités.La création de cette carte aurait selon vous de nombreux autres avantages. Lesquels ?
Ayda Hadizadeh: D’abord, le train est le moyen de transport le plus écologique. En incitant les Français à privilégier le rail plutôt que la route pour leurs loisirs, cette carte pourrait avoir des effets positifs pour notre environnement. 88% des Français se disent d’ailleurs prêts à agir en faveur de l’environnement pendant leurs vacances. Ensuite, cela favoriserait notre économie. Développer le tourisme intérieur, c’est soutenir la croissance et la création d’emplois non délocalisables, dans ces villes moyennes qui en perdent beaucoup. Les Français dépensent chaque année près de 100 milliards d’euros en France, deux fois plus que les touristes étrangers ! Surtout, cela aurait un effet bénéfique pour fédérer notre pays. Parce que 80 ans après les premiers congés payés, un tiers des Français ne part toujours pas en vacances. Le réseau TGV n’est pas à la portée de toutes les bourses. Avec ce projet, il s’agit de créer une carte la plus populaire possible. 80 ans après, retrouvons le bel élan du Front populaire ! Retrouvons dans les trains une ambiance "congés payés" !Vous n’êtes pas seule à défendre ce projet, de nombreuses associations dont l’Afev vous soutiennent, des associations surtout liées à l’éducation populaire, à la jeunesse, au tourisme, à la défense de l’environnement… Quel est l’objectif ?
Ayda Hadizadeh: J’ai souhaité que le plaidoyer que j’ai rédigé puisse être soutenu par des acteurs associatifs, engagés sur le terrain auprès des Français, en faveur du progrès social. Je voulais ainsi donner plus de poids et de légitimité à cette idée, et montrer dès le départ que ce n’était pas une lubie personnelle, qu’il y avait un vrai besoin, une réelle attente derrière. Et cela a marché au-delà de mes espérances, les retours sont très positifs ! Quand on ne part pas en vacances, les obstacles sont souvent financiers, matériels (l’absence de voiture individuelle), mais aussi dans les têtes. L’enclavement est souvent d’ordre psychologique. Les voyages, même le temps d’un week-end, dissipent la crainte de l’inconnu, créent des moments de partage pour les familles et ouvrent de nouveaux horizons à chacun. Le droit aux vacances, c’est une des conquêtes sociales qu’il faut conserver et faire progresser ! Propos recueillis par Emmanuel Defouloy Premiers signataires du plaidoyer pour une carte Intercités illimités : L’AFEV, association de la fondation étudiante pour la ville L’Unat, union nationale des associations de tourisme et de plein air L’UFVC, union française des centres de vacances et de loisirs Le Forum français de la jeunesse La Fédération Léo Lagrange La Fédération nationale de la Maison des potes La Fédération unie des auberges de jeunesse Les Petits Débrouillards, association de culture scientifique et technique Aludéo, Echanges et découvertes Archipel Accueil International ODCVL, comptoir des projets éducatifs Le réseau Ethic Etapes Loisirs Provence Méditerranée Temps Jeunes VTF Vacances La Fédération générale des PEP La Fédération nationale Vacances & Familles Les Eclaireuses et Eclaireurs de FrancePartager cet article