En fin de journée, lundi 16 septembre dernier, se tenait la première édition des Apéros du Lab’, organisée par la Direction du développement urbain (DDU) de l’Afev. Lors de cette rencontre avec des salariés de l’association, Yoann Sportouch, Directeur-fondateur du Studio urbain Lumières de la Ville et auteur de Pour un urbanisme du care (L’Aube, 2024), a exposé sa vision d’une ville plus humaine et solidaire, et milité pour un modèle d’urbanisme prenant en compte les vulnérabilités des citoyens pour concevoir des espaces urbains véritablement inclusifs et résilients.
« Je crois qu’il est urgent de "faire" la ville à partir de ce qu’il se passe sous nos yeux », a annoncé Yoann Sportouch en préambule, après une ouverture prise en charge par Jérôme Sturla puis Camille Duboisset de la DDU (Direction du Développement Urbain). Pour ce pionnier de l’urbanisme relationnel, il est en effet nécessaire de dépasser l’urbanisme "de l’offre" qui, pendant plusieurs décennies, s’est focalisé sur l’attractivité économique des villes au détriment de leurs habitants : « L’urbanisme que je défends, c’est celui du care, qui prend soin des gens et des relations sociales. »
Un urbanisme à visage humain
Lui-même issu d’un milieu périurbain (Ambérieu-en-Bugey, dans l’Ain), Yoann Sportouch a expliqué comment son expérience de l’abandon des espaces publics comme son observation des mouvements sociaux (à l’instar de celui des Gilets jaunes) l’ont conduit à développer une réflexion sur l’interdépendance des citoyens et leur place dans la ville : « Les ronds-points sont devenus des espaces publics alternatifs, signe du déclassement ressenti par une partie de la population. » Cette analyse l’a poussé à plaider pour un changement de paradigme, en appelant de ses vœux l’intégration de la notion de vulnérabilité au cœur de l’aménagement urbain.
La ville, pour lui, ne doit pas être seulement perçue comme un espace de vie fonctionnel, mais bel et bien comme un lieu où les relations sociales doivent être renforcées. Dès lors, l’urbanisme doit se baser sur ce qu’il appelle « les besoins de la rue » - c’est-à-dire les besoins réels des citoyens, exprimés dans leur quotidien. « On ne peut plus concevoir la ville comme un simple agglomérat de bâtiments sans âme », a-t-il affirmé, insistant sur l’urgence de rendre l’espace urbain accueillant pour tous, y compris pour les plus précaires.
L'éthique du care : une nouvelle voie pour l'urbanisme
Sa définition du concept de care repose sur l’idée de la vulnérabilité et de l’interdépendance entre les individus : « On a tous été vulnérables à un moment donné de notre vie, et nous le serons sans doute à nouveau un jour. ». Ce constat simple, mais puissant, sert de base à sa réflexion sur l’urbanisme. En s’inspirant des théories de la philosophe Carol Gilligan sur l’éthique du care, Yoann Sportouch propose une approche au sein de laquelle l’urbanisme devient un outil au service des besoins humains et sociaux, et non un simple levier de croissance économique.
Ce qui distingue l’urbanisme du care des modèles traditionnels, c’est qu’il intègre les relations humaines au cœur même de la planification urbaine : « L’idée du care n’est pas synonyme de charité ou de bienveillance (…) C’est une façon de concevoir l’urbanisme comme un support pour répondre aux vulnérabilités présentes dans nos sociétés. » Il a illustré cette approche en citant des exemples concrets, comme celui de Ville-d’Avray. Une ville aisée où la population est vieillissante, et où la désertification médicale est apparue comme un problème majeur. Là, « nous avons compris que la question de la santé était cruciale. Nous avons alors travaillé sur la création d';une maison de santé pour répondre aux besoins des habitants vieillissants et des jeunes médecins ne pouvant pas s’installer. »
La création de cette maison de santé a permis non seulement de répondre à ce besoin immédiat (en mutualisant les ressources, ce qui a permis à de nouveaux praticiens de s’installer sans supporter de coûts exorbitants), mais aussi de renforcer les solidarités locales entre habitants et professionnels de santé. Dès lors, les médecins ont pu travailler dans des conditions adaptées et offrir des services essentiels à une population souvent isolée… créant ainsi un écosystème médical plus résilient.
Partir des situations locales
Yoann Sportouch milite pour un urbanisme qui ne se contente pas d’imposer des solutions "clé en main", mais qui part des réalités locales pour concevoir des espaces adaptés : « C’est en étant sur le terrain, en rencontrant les acteurs locaux, que l’on peut comprendre les besoins réels. » Il a relaté alors l'exemple d’un projet à Colombelles, près de Caen, où un éducateur de rue lui a expliqué que l’aménagement initialement prévu n’était pas adapté à son activité. L’enjeu était en effet d’implanter des services aux rez-de-chaussée d’un nouveau programme immobilier. Cependant, cet interlocuteur a immédiatement identifié une incohérence : « Un rez-de-chaussée, c’est tout sauf discret, a-t-il expliqué. Or sans discrétion, je perds les jeunes avec qui je travaille. »
Dans ce contexte, la discrétion était en effet cruciale pour établir un lien de confiance avec les jeunes en difficulté. Grâce à ce retour, Yoann Sportouch et son équipe ont proposé un local plus discret, répondant mieux aux besoins des éducateurs et des jeunes, et ont ainsi évité un échec potentiel : « Il ne s’agissait pas de remplir des cases ou d’occuper un espace à tout prix, a-t-il précisé, mais de faire en sorte que ce nouvel aménagement réponde à un besoin réel et spécifique. » En s’inspirant des retours d’acteurs locaux, l’équipe a pu ajuster le projet pour qu’il soit réellement utile et efficace.
Cette approche se reflète également dans son travail à Borderouge, un quartier populaire de Toulouse : « Plutôt que de construire de nouveaux équipements, nous avons proposé de réutiliser des infrastructures existantes pour créer du lien entre les jeunes du quartier et les salariés des entreprises installées à proximité. (…) L’idée, c’était de réparer quelque chose, de recréer du capital social là où il manque. » Ce modèle de création de lien social à partir des infrastructures existantes a permis d’activer des ressources sous-exploitées du quartier, tout en réduisant les coûts de nouveaux aménagements : « Les entreprises locales n’étaient pas en lien avec les jeunes du quartier. Nous avons créé des activités sportives communes, permettant de briser les barrières sociales. »
Un urbanisme résilient et durable
Loin de se limiter à la seule dimension sociale, l'urbanisme du care prend également en compte les enjeux environnementaux : « L’interdépendance ne concerne pas seulement les individus, elle inclut aussi la planète. » Pour un projet à Angers, son équipe a par exemple travaillé sur un modèle de mutualisation des ressources pour réduire l’impact carbone d’un nouveau quartier : « Plutôt que de réfléchir de manière isolée, nous avons demandé aux promoteurs de collaborer pour optimiser l’utilisation des chantiers et mutualiser les services. »
Ce projet à Angers visait la construction d’un quartier zéro-carbone. Il a reposé sur une collaboration étroite entre promoteurs immobiliers, architectes et urbanistes pour maximiser la mutualisation des ressources : « Nous avons créé une synergie entre les acteurs pour mutualiser non seulement les infrastructures mais aussi les moyens de transport, réduisant ainsi l’empreinte écologique globale du chantier. » Ce type de projet démontre que l’urbanisme du care peut également constituer une réponse à la crise climatique, tout autant qu’un outil pour rétablir des liens sociaux : « L’urbanisme du care, a précisé Yoann Sportouch, c’est penser l’habitat au service de la vie - qu’il s’agisse de celle des humains ou de l’environnement. »
L’urbanisme du care face aux actions de l’Afev
L’Afev, par ses actions dans les quartiers populaires et auprès des jeunes en difficulté, incarne selon lui, au quotidien, l’application des principes du care dans l’espace urbain : « Vos initiatives, visant à tisser du lien entre les jeunes et leur environnement, rejoignent parfaitement les idées que je développe dans mon ouvrage. ». Les projets éducatifs de mentorat de l’Afev, tout comme leurs actions de développement social, se nourrissent en effet d’une attention particulière aux vulnérabilités locales. L’association agit donc concrètement en ce sens.
Plus encore : « Les salariés de l’Afev sont en première ligne pour créer les conditions d’un vivre-ensemble dans des territoires parfois oubliés des politiques publiques. ». Ainsi, le projet Kaps, par exemple, illustre bien cette démarche, puisqu’il permet d’intervenir dans les quartiers populaires pour améliorer la réussite éducative tout en renforçant la cohésion sociale et le lien intergénérationnel. Cette approche fait directement écho à la philosophie de l’urbanisme du care, pour laquelle l’attention portée aux plus jeunes, aux personnes en situation de précarité et aux associations locales est primordiale. En collaborant avec les écoles, les associations de quartier et même des entreprises locales, l’Afev s’assure que les initiatives éducatives sont profondément enracinées dans la réalité des quartiers populaires : « Cela correspond à l’idée du care dans l’urbanisme : partir des forces présentes dans le quartier, soutenir l’éducation et offrir aux jeunes des perspectives d’avenir tout en les impliquant dans leur propre environnement ».
Vers un changement de paradigme ?
De la même façon, en plaçant l’éducation, la solidarité et la participation citoyenne au centre de ses actions, l’Afev démontre que l’urbanisme ne peut se réduire à la construction de bâtiments et d’infrastructures : « L’urbanisme du care va au-delà des murs. Il s’agit de réintroduire de l’humanité dans nos villes, de faire en sorte que chacun, y compris les plus vulnérables, trouve sa place.» . Dès lors, les projets que l’Afev porte dans les quartiers répondent bel et bien à cet enjeu, en créant des espaces de rencontre et d’engagement pour la jeunesse, tout en œuvrant à la réduction des inégalités sociales et territoriales.
« Nous ne pouvons plus concevoir la ville comme un simple espace de consommation et de production, a conclu Yoann Sportouch. Il faut que l’urbanisme devienne un moyen de créer du lien, de répondre aux besoins humains et d’apporter des solutions aux vulnérabilités qui traversent nos sociétés. » Sur cette idée, son ouvrage (Pour un urbanisme du care) constitue un manifeste en faveur d’une ville plus relationnelle, où l’attention aux autres et à l’environnement prime sur la logique de l’offre. Un changement de paradigme indispensable, selon lui, à l’heure où les crises sociales et environnementales s’intensifient, et où il devient urgent de repenser la manière dont nous construisons nos espaces de vie.
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