En remplacement de ses Universités d'été, qui devaient se tenir au début de l'été à Amiens, annulées en raison du Covid, l'Afev tenait à proposer à ses "troupes" des temps-forts en vidéo en compagnie de certains intervenants prévus au programme. Troisième séance technique, le jeudi 18 juin, avec le géographe et urbaniste Jean-Pierre Jambes, maître de conférences à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour , auteur de Territoires et numérique, les clés d'une nouvelle croissance (2012) et fondateur du lab Numéricus, spécialisé dans « les transitions numériques créatrices de plus-values locales durables ».
Organisée et animée par Yasmina Lamraoui, Responsable de l'Observatoire de l'engagement des jeunes à l'Afev, et Camille Erbstein, Chargée de développement local à l'Afev Metz, cette nouvelle visio-conférence visait à envisager, avec Jean-Pierre Jambes, le web comme ressource de proximité, particulièrement structurante pour les territoires – en particulier non métropolitains. Fort d'une grande expérience accumulée autour de projets expérimentaux, œuvrant pour la construction de nouveaux services numériques de proximité, ce nouveau "Grand intervenant" a échangé avec les participants, réunis virtuellement, autour de problématiques d'avenir : illectronisme et analphabétisme numérique au sein des quartiers populaires, transitions écologiques et numériques, rôles reconfigurés des collectivités territoriales et d'organisations comme l'Afev autour du numérique...
Écosystèmes locaux, maîtrisés
Comme l'a indiqué Christophe Paris, Directeur général de l'Afev, en introduction, « cette question numérique nous a particulièrement traversés ces dernière semaines, avec notamment la mise sur pied de nouveaux dispositifs de mentorat à distance. » Lors de son exposé intitulé « pour des stratégie Internet créatrices de plus-values locales ? Comment enrichir les rôles d'organisation comme l'Afev via des ressources en ligne maîtrisées », Jean-Pierre Jambes a d'ailleurs balayé un grand spectre du champ problématique, sans oublier d'adapter toujours ses questionnements au cas particulier de l'association invitante, « une des rares organisations de dimension nationale, en réseau, sur des quartiers compliqués avec de gros sujets d'inégalités et de fractures. » Il s'agit pour lui, toujours, en termes de développement local, d’œuvrer à « trouver les moyens d'augmenter les capacités des acteurs locaux à agir », notamment en « inventant des internet locaux et les organisations associées. » Le tout en veillant toujours à ce que ces systèmes soient maîtrisés, sur la base de « trois mantras : le numérique n'est pas magique, et doit être hybridé (…) ; le numérique, ce n'est pas que technologique, mais politique, au sens d'Habermas (…) ; les stratégies numériques ne viennent pas de l’État seulement, mais sont par nature décentralisées et partiellement mutualisées. »
Selon lui, les réseaux sociaux tels que nous sommes nombreux à les pratiquer quotidiennement « commencent à refermer l'Internet autour d'une poignée de plateformes américaines ou chinoises », loin du statut « neutre et ouvert » du réseau des réseaux à l'origine. Quant à la crise dont nous sortons, elle ouvre sur trois scenarii envisageables : retour au statu quo après un épisode conçu comme une parenthèse ; crise économique profonde et durable, avec une transformation de la mondialisation (hypothèse selon lui la plus probable) ; ou prise de conscience des sociétés occidentales, débouchant sur de « véritables plans de transformation. » Deux points communs à ces différentes pistes : une « évolution progressive des modes d'habiter et de co-habiter » (logements modulables, bâtiments mixtes, "troisièmes lieux", « nouvelles façons d'informer, de former et d'échanger »...), et « des besoins grandissants, en organisations micro-locales comme en services, communs et emplois (services universels, communs accessibles à tous). » Il a ensuite détaillé sa façon d'opérer, sa « matrice de projets » en cinq points, et sa manière de travailler avec les différents acteurs, en co-construction permanente.
Existant vs "à inventer"
Au cours des échanges qui ont suivi cette présentation, plusieurs thématiques sont particulièrement ressorties : coordinatrice Kaps sur Angers, Emilie Mary a interrogé par exemple le mode d'équipement numérique des logements solidaires, et la mise en place de plateformes d'échanges non gérées par les Gafam (soit les « systèmes écosystémiques » contre les « modèles extrêmement stressants » (Whatsapp, Messenger...) proposés aujourd'hui à grande échelle, selon Jean-Pierre Jambes). En guise d'illustration, ce dernier a détaillé le cas d'une plateforme de services sur une zone d'activités paloise, permettant « une segmentation des usagers en fonction de leurs usages propres » (covoiturage, food-trucks...) La question des données personnelles des bénévoles, et surtout de leur stockage, a également été abordée, dans un échange de pratiques incluant par exemple Océane Valotti, Déléguée territoriale Aix-Vitrolles.
Justine Catalot, Chargée de développement local à l'Afev Besançon, a quant à elle orienté la réflexion de Jean-Pierre Jambes sur les différents process à mettre en place en fonction de la pré-existence ou non de plateformes locales, de réseaux optiques, etc : « L'infrastructure, selon lui, est utile mais n'est pas une condition indispensable. » L'occasion aussi de revenir sur la distinction et les mérites comparés entre réseau mondial, accessibles à tous, et Groupement fermé d'utilisateurs (GFU) plus ciblé – pour l'intervenant, « en matière d'échanges, dès qu'on est un peu nombreux, Whatsapp, c'est le bordel complet ; quant aux réseaux sociaux, pardon d'être violent mais pour moi, c'est du réseau pour fainéants numériques : c'est du court-terme, sans lendemain. » Christine Fichot-Kev, Chargée de développement local à l'Afev Lille, a alors donné son témoignage positif sur l'utilisation du réseau Discord dans les échanges.
Lisa Ibourki a quant à elle abordé la question du coût de réseaux dédiés, par opposition avec un passage par des plateformes gratuites - « faussement gratuites », a rappelé Jean-Pierre Jambes, qui a en revanche indiqué qu'en l'espèce, la vraie condition nécessaire passe par la coopération avec les collectivités locales. « Comment, de fait, imaginer de fournir un service gratuit pour des publics comme les vôtres, qui n'ont pas les moyens ? », s'est-il demandé, reconnaissant ne pas avoir encore la réponse à cette question. Plusieurs pistes, à ce sujet, ont été esquissées, notamment par les témoignages de terrain remontés par Clémence Bienvenu, coordinatrice Kaps à Nantes, Laurie Fournel ou Christine Fichot-Kev à Lille – avec, toujours, une écoute très attentive de l'intervenant du jour.
L'Afev face au numérique
Cette question des conditions propres (en matière d'usages, d'équipement, de finances) aux publics cibles de l'Afev a suscité un grand nombre d'échanges, notamment du fait des interventions de Fataou Afodjobo, Chargé de développement local en Seine-Saint-Denis, ou de Camille Erbstein (« Parfois, en matière d'utilisation d'internet, la base n'est même pas là. »). L'occasion pour Jean-Pierre Jambes de revenir sur l'intérêt des "troisièmes lieux" (soit tout lieu hybride d'échanges, n'étant ni une institution formelle ni le domicile), y compris en « s'y servant des méconnaissances numériques de certains publics » pour renforcer les programmes de formations ; et d'illustrer en quoi les usagers, « dès qu'ils ont compris l'intérêt qu'ils pouvaient tirer d'une plateforme », contribuent à l'efficacité, voire à l'utilité de cette dernière. D'où l'intérêt de rendre visible, « dans l'hyper-proximité », les outils existants – par des éléments de visibilité physique ou de l'événementiel -, et de « penser sans cesse une hybridation entre lieux physiques et numériques. » Idée qu'il a résumée sous la formule parlante de « community management physique. »
Ces échanges ont également permis de mettre en lumière la « plateforme d'apprentissage du numérique » Les Bons Clics développée par Emmaüs Connect, une initiative saluée par l'intervenant (puis illustrée, avec la notion de « permanences connectées », par Anne-Lise Stephan, bénévole à Lyon, et Justine Mal, coordinatrice du tiers lieu Le Corner à Feyzin) ; et a contrario de souligner en quoi la question de la privacy des données sur l'application gouvernementale Stop Covid avait constitué un bon indicateur de l'état de méconnaissance, chez nombre de commentateurs, du degré de fichage d'ores et déjà atteint par les Gafam. Cela dit, la discussion qui a suivi a permis à Jean-Pierre Jambes de faire part d'un constant plus optimiste : l'attention croissante des « managers publics, élus et services » vis-à-vis des problématiques de numérique décentralisé et de plus-values locales.
Sur ces bases, concernant ses publics spécifiques, l'Afev pourrait jouer « un rôle mal tenu aujourd'hui, sauf par Emmaüs Connect et des missions locales : celui d'une organisation de solidarité numérique qui utilise les instruments de l’État ou des collectivités pour apprendre aux gens à écrire, à s'exprimer, etc. » (au-delà de permanences réservées aux bénéficiaires, comme dans les centres sociaux ou à l'école Simplon). Pour lui, en effet, « c'est aujourd'hui le moment, pour des associations comme l'Afev, de mettre en place une stratégie politique sur le sujet, sur cinq ou dix ans, doublée par une stratégie technique ; de s'engager dans la durée en profitant du rôle particulier que vous jouez déjà dans les quartiers. Je ne peux que vous encourager à le faire, aussi vite que possible. »
François Perrin
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