En remplacement de ses Universités d'été, qui devaient se tenir au début de l'été à Amiens, annulées en raison du Covid, l'Afev tenait à proposer à ses "troupes" des temps-forts en vidéo en compagnie de certains intervenants prévus au programme. Deuxième séance éclairante, le jeudi 11 juin, avec le sociologue Louis Maurin, auteur de Déchiffrer la société française (La Découverte, 2009) et de nombreux rapports en tant que directeur et fondateur de L'Observatoire des inégalités. Au programme, en prolongement d'une analyse publiée fin juin par son organisme, les échanges tentaient de déterminer en quoi la crise récente du Covid avait été révélatrice des inégalités existantes.
Alors que L'Observatoire des inégalités venait de faire paraître son Rapport sur les riches en France, consacrait une série de textes à l'impact de la crise sur les Français et les jeunes et mettait en place son projet Jeunes, la déléguée territoriale de l'Afev Poitiers Céline Van Boeckel et le délégué régional pour la Bretagne et les Pays-de-la-Loire Stéphane Tiret avaient convié Louis Maurin à s'exprimer devant plus de soixante-dix représentants de leur association, sur « la grande question des inégalités, réveillées, révélées, creusées par la crise récente, et qui sont à cette occasion apparues aux yeux de certains ».
Nécessaire hiérarchie des facteurs
Il l'a indiqué en introduction, « on a été abasourdis par les découvertes qui ont été faites lors de cette crise soudaine et massive, qui comme toutes les crises a frappé d'abord les plus fragiles et les plus pauvres. » En premier lieu, cette séquence a occasionné « un grand fatras, qui a tout mélangé, et nécessite de mieux hiérarchiser les éléments, les difficultés, la gravité des situations. » Pour lui, par exemple, « la plus grande des inégalités, face à la crise sanitaire, n'est peut-être pas liée au niveau de vie, mais à l'âge. » Dans un deuxième temps, le statut de l'emploi apparaît comme un marqueur de premier ordre en matière d'inégalités : « Dès le 17 mars, un certain nombre d'intérimaires et de CDD n'ont pas été reconduits. » A ce titre, « ceux qui bénéficient d'un statut de sécurité fort (fonction publique ou CDI) se trouvent dans une situation très différente de ceux qui sont dans la précarité, et n'imaginent même pas ce que cela peut signifier de ne plus toucher, du jour au lendemain, le moindre revenu. » En outre, on le sait, « dans les phases de reprise, le taux de précarité augmente, car on embauche d'abord dans les contrats courts. »
Troisième marqueur principal : le niveau d'éducation.
« Il y a quand même un problème grave, là, dans la manière dont les jeunes sont traités par le système éducatif, avec également une grande part de la jeunesse étudiante restant chez elle avec rien à faire, alors qu'elle pourrait largement servir de ressource. » De fait, « une partie des jeunes qui auront manqué six mois de classe se retrouveront à l'avenir dans une situation très compliquée. » Car si « les capacités de rattrapage sont particulièrement impressionnantes chez les jeunes (à l'instar des migrants qui apprennent le français à une vitesse incroyable), il faudra être extrêmement attentifs » pour ne laisser personne de côté. Enfin, « dans la sphère privée, ce qui s'est passé avec le confinement pour une grande partie de la population ne relève pas de ce temps de bien-être et de réflexion sur l'existence dont se sont réjouis les mieux lotis. » Il pensait en particulier aux adolescents "coincés" dans des petits espaces, en famille, même si, « encore une fois, il ne faut pas tout mélanger : mourir et être confiné dans un espace trop exigu, ce n'est pas la même chose... » Il a tenu par là à rappeler que « si l'on met toujours tout sur le même plan, en matière d'inégalités, si l'on mise sur une sorte de "marketing" des inégalités, on finit par ne plus rien comprendre. »
Pour Louis Maurin, en effet, si un travail de critique sociale demeure absolument nécessaire, il ne faut pas, pour des raisons idéologiques ou politiques, « noircir en permanence le tableau, sous peine de créer trois effets pervers » : « scier la branche du modèle social sur laquelle on est assis », à force de dire que ce modèle est inopérant, que l'école « augmente les inégalités sociales », etc. ; « reproduire une forme de fatalisme », comme dans le cas d'une vision catastrophiste de l'avenir climatique, voire idéaliser le temps d'avant, pour mieux déprimer les nouvelles générations ; enfin, « à force de plaquer une sorte de mécanique des inégalités, on fait intérioriser la situation aux moins favorisés qu'il n'y a rien à faire, produisant ainsi un effet auto-réalisateur. » Pour autant, face à ce « risque mécanique », déprimé, trône un autre danger, celui de « vendre du rêve », en se basant sur le mythe du self-made man américain, mais sans en fournir les moyens...
Enseignements et décisions
Concernant les leçons à tirer de cette crise en matière d'inégalités, « il faut commencer par bien se rendre compte de l'ampleur de la crise ; par exemple, la communauté a payé pour maintenir en partie les salaires des personnes mises en chômage partiel. » Ainsi, des « sommes considérables ont été dépensées, de l'ordre de 100 milliards, peut-être beaucoup plus », vis-à-vis desquelles il va falloir « trouver des solutions ». A ce titre, Louis Maurin a détaillé les raisons pour lesquelles, « à l'Observatoire des inégalités, nous privilégions largement au revenu universel, dans lequel toute la gauche s'englue, la mise en place d'un minimum social, bénéficiant en premier lieu aux jeunes peu qualifiés ; un revenu minimum unique correspondant à 900 euros, soit le seuil minimum de pauvreté, qui permettrait à 5 millions de personnes de sortir de la pauvreté. » Un dispositif qui ne pèserait que 7 milliards d'euros supplémentaires, et « va très rapidement devenir une urgence. »
Cette réflexion sur le revenu universel et ses alternatives a, par la suite, donné lieu à des échanges fournis avec les participants. Sur le terrain des services publics (école, santé, logement...), dont la nécessité est clairement apparue, la situation récente aura tout de même eu un effet positif : « Au moins pour la prochaine échéance municipale, je ne crois pas, pour une fois, qu'il va y avoir une course à la suppression de ses effectifs et ressources. » Sur ce point, « puisque l'argent ne fait pas tout, il va falloir organiser un débat, par exemple, sur les inégalités à l'intérieur de l’hôpital comme au sein des services éducatifs... » Et pour financer tout cela, « faut-il préférer, comme à droite, laisser faire, en espérant que tout s'arrangera ; comme sur le terrain commun de la droite et de la gauche, créer de la monnaie – une autre illusion - ; ou alors, comme du côté de l'ultra-gauche, taxer les "super riches", qui devraient rendre gorge parce qu'ils se sont enrichis de manière indécente ? » Pour lui, « il faut plutôt distinguer ce qui est structurel et conjoncturel, et miser sur un effort collectif ; car c'est le fait que chacun participe en fonction de ses moyens qui cimente les politiques de redistribution. »
Précisions
Lors du temps d'échange qui a suivi cette présentation, la Responsable nationale Logement à l'Afev Kheira Boukralfa ou un autre intervenant, Grégoire Robillard, ont tenu à revenir sur les concepts de salaire à vie, revenu universel, revenu minimum voire revenu "jeunes" à proprement parler, incitant notamment Louis Maurin à préciser sa pensée à ce sujet, sur une ligne comparable à celle défendue dans son article « En finir avec le revenu universel ».
Il s'agissait pour lui, en particulier, de bien faire la part des choses entre utopies et « solutions concrètes et immédiates à apporter à des situations de détresse avérée », et là encore de considérer en quoi « révolutionner l'école (qui suit actuellement une logique néolibérale) est aujourd'hui beaucoup plus urgent que de mettre en place un salaire à vie... » Lisa Ibourki et Alexis Bourget se sont ensuite interrogés sur les méthodes à favoriser, et sur l'impact concret des représentations sur le travail quotidien d'associations comme l'Afev. Ce qui a donné à Louis Maurin l'occasion de renvoyer sur l'article « Les inégalités sont-elles dans nos têtes ? » et de mettre la lumière sur une expérience mise en place par L'Observatoire des inégalités, consistant à faire jouer des enfants à un Monopoly aux règles truquées. « Il faut s'interroger sur les barrières que l'on se met dans nos propres têtes, a-t-il indiqué, faire le point sur soi-même pour ne pas s'enfermer dans telle ou telle position. » Il a également souligné l'intérêt, pour susciter des conversations et échanger sur ces questions, de s'appuyer sur tout un corpus d'objets culturels bien connus des plus jeunes : Dommage, de Bigflo et Oli ; Grand Corps Malade ; certains dessins animés Pixar... Une manière de « sortir des clous pour essayer de repenser les choses, dans un cadre qui ne soit pas misérabiliste. »
Kheira Boukralfa a ensuite pointé la question des inégalités de logement, « à mettre en lien peut-être avec le phénomène de métropolisation. » Ce qui a incité Louis Maurin à indiquer que « ce qui joue dans ce domaine, c'est un effet le prix (particulièrement à Paris), lié notamment au désir d'accès au centre des grandes villes. Or on a laissé faire les acteurs privés, les bailleurs, et laissé s'opérer une ponction de revenus des jeunes adultes par les plus vieux... Car ne l'oublions pas : le mal-logement des uns, c'est le bien-logement des autres. » En conclusion, le directeur de l'Observatoire des inégalités a indiqué en quoi il était « toujours intéressant d'analyser le discours sur les inégalités », par exemple pour en déceler les justifications, relever les choix opérés en matière de « mise en concurrence des diverses formes d'inégalités », sinon décrypter la manière dont les plus favorisés légitiment dans le discours leurs avantages acquis ou hérités... A ce titre, la parution d'une étude sur les riches en France, considérée comme un « pavé dans la mare » par ses initiateurs comme pour une part des commentateurs, en donnait ces jours-ci un exemple criant...
François Perrin
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